figures de la collégiale I Le pape Innocent IV et le concile de Lyon de 1245
LE PAPE INNOCENT IV ET LE CONCILE DE LYON DE 1245
Article de Philippe POUZET, professeur honoraire d’histoire au Lycée Ampère de Lyon In Revue d’histoire de l’Église de France – 1929 –
Lyon I (1245), convoqué par le pape Innocent IV. En cinq sessions, du 28 juin au 17 juillet 1245, les Pères votèrent vingt-deux chapitres et déposèrent l’empereur Frédéric II.
“…Les Lyonnais songent moins que jamais à… honorer par quelque monument public la mémoire du pontife dont la venue et le séjour prolongé avaient valu à leur cité une nouvelle gloire, en fixant sur elle pendant plus de six ans l’attention de tout le monde chrétien.
Du moins ont-ils le devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli l’un des plus brillants épisodes de leur histoire.”
Une source intéressante: https://shs.hal.science/halshs-00551336/document
DEUXIÈME PARTIE
III – Convocation et séances du concile général – La déposition de l’empereur et ses suites
La plus grosse préoccupation et le principal motif de déplacement du pape était la réunion du concile général. Dès le 27 décembre (un mois à peine s’était écoulé depuis son arrivée à Lyon), prêchant à Saint-Jean après avoir célébré la messe, il en annonçait l’ouverture pour la prochaine fête de Saint-Jean Baptiste (24 juin) et invitait publiquement Frédéric II « à comparaître devant l’assemblée ou à y envoyer des procureurs munis de pouvoirs réguliers, pour y présenter sa défense et entendre le jugement que le Sacré Concile, sous l’inspiration divine, porterait sur sa conduite ». Les lettres de convocation, déjà préparées, partirent de Lyon au mois de janvier 1245. Le procès de l’empereur y était bien indiqué comme l’objet essentiel de la réunion.
« Nous avons jugé à propos, lisait-on dans le préambule de ces lettres, de convoquer les rois de la terre, les prélats des églises et les autres grands du monde, au sujet du conflit qui s’est élevé entre l’Église et l’Empereur ». Mais, sans attendre l’ouverture du Concile, et dès le Jeudi-Saint (13 avril), le pape, à l’instigation des deux archevêques allemands de Mayence et de Cologne, paraît-il, renouvelait solennellement l’excommunication de Frédéric II déjà prononcée par son prédécesseur Grégoire IX et la faisait publier dans toutes les églises, suivant le rite ordinaire, à la lueur des cierges et au son des cloches. Cette manifestation tendait évidemment à impressionner la foule et à préparer l’opinion, dans tous les pays de l’Occident, à la sentence que le pape se flattait d’obtenir contre l’empereur.
A la date fixée plus haut, le concile était réuni. La composition de cette assemblée est décrite et ses délibérations sont exposées en détail dans la chronique de Mathieu de Paris. Si le moine anglais n’y assistait pas, il paraît néanmoins avoir été abondamment et assez exactement informé en ce qui la concerne ; car sur tous les points principaux son récit concorde avec le résumé officiel que nous possédons des actes du concile, rédigé au siècle suivant par ordre d’un pape et sans doute d’après un procès-verbal plus étendu conservé par la curie romaine.
Tous les évêques, il s’en faut de beaucoup, n’avaient pas répondu à l’appel d’Innocent IV. On n’en comptait que cent cinquante environ (le deuxième concile œcuménique de Lyon, en 1274, devait en réunir plus de cinq cents). La grande majorité des présents venaient de France ou d’Espagne. Moins nombreux étaient les Anglais (plusieurs avaient pris prétexte de leur grand âge, de leur état de santé, ou même de l’insuffisance de leurs ressources pour ne pas accomplir un long et coûteux voyage). Plus rares encore étaient les prélats italiens, au nombre de huit seulement, non compris les cardinaux (les troubles qui agitaient la péninsule suffisent à l’expliquer) et surtout les Allemands, au nombre de trois seulement : ce qui fournit à Frédéric II et à ses avocats une raison pour prétendre que le concile n’avait pas un caractère d’universalité, qu’on en avait exclu à dessein les prélats qui pouvaient lui être favorables, et que les membres de l’assemblée se recrutaient surtout parmi le clergé des pays qui lui étaient hostiles. Mais ce n’était pas la faute du pape si les évêques allemands n’étaient pas venus plus nombreux. Comme il le disait lui- même à l’un des envoyés de l’empereur : « Ceux qui ne sont pas ici sont restés pris dans les filets que ton maître leur a tendus. » II est exact que la crainte ou les menaces de Frédéric II avaient empêché la plupart des évêques des pays germaniques de se rendre à Lyon ; car en Allemagne (la suite des événements devait le prouver) le pape disposait de nombreux partisans dans le haut clergé. On a vu, du reste, plus haut que deux des princes ecclésiastiques de l’Empire se trouvaient auprès du pape quelques mois auparavant ; s’il les avait laissés repartir, c’était sans doute parce qu’il jugeait leur présence en Allemagne plus utile à sa cause. L’argument dont se servit l’empereur, pour contester la validité des décisions du concile, n’avait donc qu’une médiocre valeur. L’assemblée de Lyon, sans être complète, était imposante et avait bien un caractère œcuménique. Tous les pays chrétiens y étaient représentés ; même le clergé de l’Orient latin l’était par trois prélats de haut rang, les patriarches de Constantinople et d’Antioche et l’évêque de Beyrouth. Elle comprenait, en outre, un grand nombre d’abbés, de clercs et de moines, car toutes les abbayes, tous les chapitres de chanoines et les chefs d’ordre religieux avaient également reçu une convocation. Des souverains puissants, comme les rois de France et d’Angleterre, d’importantes républiques, telles que Gênes et Venise, le chef de l’Empire lui-même, y avaient envoyé des ambassades. L’empereur latin de Constantinople, Baudoin II, était venu en personne, ainsi que les comtes de Toulouse et de Provence, les deux principaux seigneurs du Midi de la France ; et ces derniers ne pouvaient être comptés parmi les ennemis de Frédéric II. Il convient toutefois de remarquer, que, dans les conciles, les prélats seuls avaient voix délibérante et participaient aux décisions. Tous les autres assistants pouvaient bien intervenir dans les discussions, mais seulement à titre officieux.
Si l’on songe que tous ces importants personnages étaient accompagnés d’une escorte plus ou moins nombreuse ; que, d’autre part, de fortes troupes de soldats avaient été amenées à Lyon pour assurer la garde du pape et du concile, on peut se figurer l’entassement prodigieux de gens qui se fit dans notre ville, où l’arrivée de la curie romaine, quelques mois auparavant, avait déjà produit de l’encombrement. Le biographe d’Innocent IV nous en traduit l’aspect nouveau et pittoresque, en comparant la cour pontificale à un vaste campement militaire.
Avant l’ouverture officielle du concile, une réunion préparatoire eut lieu, le 26 juin, dans le réfectoire du chapitre de Saint-Just, sous la présidence du pape. On y entendit, pour la première fois, le principal représentant de Frédéric II, Taddée de Suessa, juge à la Cour impériale, qui allait assumer presque seul, avec autant d’habileté que de courage, la charge de défendre son maître. Au nom de l’empereur, il s’engagea à donner satisfaction à l’Église, offrant de faire garantir ses promesses par les rois de France et d’Angleterre. Mais ni Louis IX ni Henri III n’avaient été, semble-t-il, consultés au préalable. Aussi le pape déclara nettement qu’il ne pouvait plus se fier aux promesses de Frédéric II qui en avait fait souvent de semblables sans jamais les avoir tenues. Il déclina donc cette proposition.
Le surlendemain (28 juin), le concile tenait sa première « session » ou séance publique dans la cathédrale de Saint-Jean, dont l’abside, le chœur et les transepts devaient être achevés à cette époque, et par conséquent en état de recevoir une aussi imposante assemblée. Le pape la présidait, ayant fait placer à sa droite l’empereur Baudoin. Après les chants et les prières d’usage, Innocent IV exposa, en un long discours, ses cinq motifs de douleur, qu’il comparait aux cinq plaies du Sauveur : c’étaient l’immoralité du clergé, l’insolence des Sarrasins, redevenus les maîtres de la Terre Sainte, les progrès du schisme grec dans l’Empire d’Orient, la cruauté des envahisseurs tartares de l’Europe, enfin la persécution de l’empereur contre l’Église. Ce fut ce dernier thème qu’il développa surtout, rappelant les engagements solennels que jadis Frédéric II avait pris vis-à-vis du pape Honorius III, et qu’il avait violés sans scrupule, par exemple la promesse de reconnaître le royaume des Deux-Siciles comme un fief du Saint- Siège et de prêter au pape un serment de fidélité, de lui restituer l’héritage de la comtesse Mathilde, légué par celle-ci au pape Grégoire VII, de renoncer également au droit de disposer des évêchés, etc. Il fit encore allusion aux scandales de la vie privée de l’empereur : Frédéric II entretenait, dans sa cour de Palerme, en Sicile, un véritable harem, surveillé par des eunuques auxquels il avait même confié, tour à tour, la garde de ses femmes légitimes ; il s’entourait de médecins et d’autres savants juifs ou arabes, et recrutait sa garde personnelle parmi les Sarrasins qui lui étaient, d’ailleurs, tout dévoués. En insistant sur tous ces griefs, le pape laissait entendre que la tâche principale du concile consisterait dans le procès de l’empereur, et que la réforme des mœurs ecclésiastiques, la délivrance des Lieux Saints, le salut de l’Empire latin de Constantinople ou l’expulsion des Mongols n’auraient, dans les délibérations de l’assemblée, qu’une importance secondaire.
Quand le pape eut terminé, Taddée de Suessa se leva à son tour. Il discuta point par point les imputations portées contre son maître, s’efforçant de les ruiner. Puis il passa à l’exposé des griefs que Frédéric II croyait avoir, de son côté, contre le Saint-Siège. Son plaidoyer, fort adroit, recueillit, de l’aveu même du rapporteur officiel des débats, des marques d’approbation de la part de nombreux assistants. Mais le pape, reprenant après lui la parole, rétorqua tous ses arguments (on eût dit qu’il les connaissait par avance) et justifia l’attitude du Saint-Siège à l’égard de l’empereur.
La deuxième séance du concile eut lieu huit jours après, le 5 juillet, avec le même cérémonial. On y entendit deux nouveaux réquisitoires contre Frédéric II, d’abord celui d’un évêque italien, qui passa en revue tous les actes de sa vie, remontant même à son enfance, et lui prêta, d’après ses propres paroles, le dessein de « ramener les prélats et tout le clergé à la pauvreté de l’Église primitive ». Cette menace devait faire impression sur les membres de l’assemblée dont les intérêts étaient en jeu. L’autre discours fut prononcé par un archevêque espagnol, qui reprocha surtout à l’empereur les insultes et les violences faites à l’Église, en particulier dans l’affaire de la Meloria. Il promit au pape son appui personnel et celui de tous les autres prélats de son pays, pour assurer le juste châtiment de ces attentats. Plusieurs autres évêques parlèrent dans le même sens.
A ces attaques passionnées, l’envoyé de l’empereur répliqua en termes vifs. Prenant lui-même à partie l’accusateur italien, il déclara que son discours n’était pas inspiré par l’amour de la justice, mais par un vil sentiment de vengeance, son maître lui ayant jadis infligé une sévère punition pour ses excès. Puis il demanda avec instance (ce n’était pas la première fois qu’il en était question) l’ajournement du concile, pour laisser à l’empereur, qui se trouvait alors à Turin, le temps d’arriver à Lyon où il présenterait lui-même sa défense. Innocent IV fit droit à sa requête, appuyée par les envoyés des rois de France et d’Angleterre, qui paraissent avoir joué, au cours du concile, le rôle de conciliateurs. Par là il mécontenta de nombreux prélats qui se plaignaient que cette prolongation de leur séjour à Lyon leur imposât un surcroît de dépense, ainsi que les représentants des ordres militaires (Hospitaliers et Templiers), qui entretenaient à leurs frais les troupes destinées à la protection du pape et du concile. Toutefois, le pape ne consentit aux envoyés de l’empereur qu’un délai assez court, à peine deux semaines. Un chapelain de Frédéric II, Gautier d’Okra, partit aussitôt pour informer son maître de cette décision. Mais l’empereur n’avait aucune envie de se rendre à Lyon ; il se contenta de déléguer à sa place trois nouveaux personnages de sa cour : l’évêque de Freysingen, le grand-maître de l’Ordre Teutonique, Hermann de Salza, et son propre chancelier, Pierre de La Vigne, qu’il fit plus tard mettre à mort, sous l’accusation de l’avoir trahi. Ses envoyés n’arrivèrent pas à temps pour assister à la troisième séance du concile, fixée au 17 juillet. Persuadé que l’empereur ne viendrait pas à Lyon, et redoutant une séparation prématurée du concile, tant les prélats se montraient pressés de repartir, le pape ne voulut pas attendre davantage.
Depuis la précédente réunion, Innocent IV avait mis le temps à profit pour former un dossier imposant à l’appui de ses revendications : il se composait de toutes les chartes de privilèges concédées dans le passé à l’Église romaine par les rois et les empereurs, transcrites en double exemplaire sur des rouleaux de parchemin. Une quarantaine de prélats y apposèrent leurs sceaux, se portant ainsi garants de l’authenticité de ces pièces. La troisième session du concile devait en être la dernière. Elle fut la mieux remplie. Le pape y publia d’abord toute une série de décrets ou « canons », quinze en tout, déjà préparés. Les uns concernaient le gouvernement de l’Église : institution de l’octave de la fête de la Nativité de la Vierge, nouvelle réglementation de la procédure des tribunaux ecclésiastiques, notamment en cas d’excommunication, etc. D’autres intéressaient la chrétienté en général, tels ceux relatifs à la croisade, à l’envoi de secours à l’Empire latin de Constantinople ainsi qu’aux pays menacés par l’invasion mongole, ou encore l’obligation imposée à toutes les églises de payer, pendant trois ans, une dîme spéciale prélevée sur tous les bénéfices (la durée en fut, quelque temps après, prolongée de deux ans). Lecture fut donnée ensuite des pièces rassemblées par le pape, qui reçurent, de même que les décrets précités, l’approbation de tous les évoqués présents.
Enfin, on aborda la question principale, le jugement de l’empereur. Le moment était décisif. Taddée se leva le premier, visiblement ému : son langage trahissait une irritation qu’il avait peine à contenir. Il n’essaya pas de recommencer son plaidoyer en faveur de son maître, dont il savait la condamnation certaine (le texte en était déjà rédigé). Le pape avait pris ses précautions et, pour éviter une discussion publique de la sentence, avait pris à part, avant la séance, tous les Pères du concile et obtenu leur adhésion. « La cognée est déjà au pied de l’arbre », s’écria l’avocat impérial. Il se borna à protester d’avance contre le jugement attendu ; il en contestait la validité, faute d’une procédure régulière et déclara que, si son maître était condamné, il en appellerait au futur pape et au futur concile général. Le pape répliqua en s’efforçant de prouver que les actes du concile étaient d’une régularité absolue. Il prit, pour répondre à Taddée, un ton de douceur et de bienveillance qui contrastait singulièrement avec la véhémence de ses précédents discours, explicable par l’émotion profonde dont il était lui-même saisi dans cet instant solennel, car on ne peut le soupçonner d’une affectation hypocrite. Il rappela qu’avant son élévation au pontificat suprême, il était un ami de l’empereur. Malgré tout le mal que celui-ci lui avait causé, le pape avait usé de longs ménagements à son égard, même après la convocation du concile, au point de faire douter qu’il se décidât à le condamner. Puis, sans tenir compte de l’intervention de l’empereur Baudoin et du comte de Toulouse, auxquels se joignirent les représentants des rois de France et d’Angleterre, qui tâchaient encore une fois de faire ajourner la décision, Innocent IV prononça d’une voix forte la redoutable sentence qui déclarait l’empereur Frédéric II indigne de régner, comme parjure, hérétique, violateur des droits de l’Église, et le dépouillait de tous ses titres, de tous ses royaumes, déliant ses sujets de toute fidélité et obéissance à sa personne. Il fit ensuite donner lecture du texte complet du jugement, préparé à l’avance et déjà revêtu des sceaux des cent cinquante évêques présents.
L’avocat de Frédéric II n’en put supporter l’audition, qui lui arracha, paraît-il, ce cri de colère et de désespoir : « Jour maudit ! jour de calamité et de malheur ! » II sortit de l’Église, ainsi que les autres envoyés impériaux, tandis que, selon le rite accoutumé, les prélats, qui tenaient à la main des cierges tout allumés, les éteignirent tous ensemble, en les renversant sur le sol. Enfin, le pape, se relevant de nouveau, entonna le « Te Deum » et, le chant terminé, proclama la clôture du concile. Les débats de l’assemblée, qu’il avait dirigés avec une souveraine maîtrise, s’étaient réduits le plus souvent à un duel oratoire entre lui et l’avocat impérial, duel dans lequel Innocent IV avait fait preuve d’autant de vigueur dans l’attaque, de présence d’esprit dans la riposte que son adversaire avait déployé d’habileté dans la défense.
L’attitude du pape, au cours de ce procès, semble avoir été jugée assez sévèrement par une partie au moins de l’assistance, surtout par les Anglais, enclins à de fortes préventions à l’égard du Saint-Siège, contre lequel ils avaient des griefs particuliers. Par deux fois, pendant les délibérations du concile, ils avaient soulevé des incidents, tantôt en se plaignant des exigences fiscales de la curie romaine et de l’attribution faite trop souvent à des étrangers, spécialement à des clercs italiens, des bénéfices de l’Église d’Angleterre, tantôt en contestant la validité des engagements pris par leurs souverains vis-à-vis des papes, engagements contraires, prétendaient-ils, à la volonté des grands du royaume (il s’agissait sans doute des promesses que le pape Innocent III avait reçues jadis du roi Jean). Sur les premiers points, leurs réclamations étaient justifiées, puisque le roi de France lui-même, le saint roi Louis IX, dans un mémoire adressé au pape deux ans plus tard, au mois de juin 1247, devait en formuler de toutes semblables, dont le pape fut obligé de tenir compte. Leur état d’esprit explique la façon dont ils accueillirent la condamnation de Frédéric II. Le chroniqueur Mathieu de Paris ne fait que traduire les impressions de ses compatriotes, lorsqu’il prétend que la lecture du jugement provoqua dans l’assistance un mouvement de stupeur et même d’horreur. La scène dut être, en effet, très émouvante. Pourtant aucune protestation ne s’éleva dans l’auditoire, à part, bien entendu, celle de Taddée de Suessa qui, seul, avait osé tenir tête au pontife. Ce dernier parlait avec un tel accent de sincérité, avec une telle autorité, que personne, parmi les évêques, n’avait refusé son approbation à la sentence contre l’empereur.
Pendant plusieurs années encore, la lutte se poursuivit entre Innocent IV et Frédéric II. Le souverain condamné ne pouvait accepter la flétrissure dont il avait été frappé ; il allait mettre tout en œuvre pour en ruiner l’effet moral et surtout pour échapper aux conséquences politiques du jugement. Le pape, de son côté, en fit l’application immédiate. Les seigneurs allemands furent invités par lui à élire aussitôt un nouveau roi. A deux reprises, ils se réunirent sous la présidence d’un légat pontifical, et firent choix, en premier lieu, du landgrave de Thuringe, Henri Raspon, puis, celui-ci étant mort l’année suivante, du comte Guillaume de Hollande. Pour aider ces princes contre Frédéric II, Innocent IV leur envoya de larges subsides (le premier reçut 15.000 marcs d’argent ; le second, 30.000 marcs). Il expédiait en même temps des secours en hommes et en argent aux villes de l’Italie du Nord qui résistaient à l’empereur. D’après son biographe, il aurait dépensé en tout 200.000 marcs pour le triomphe de l’Église.
Mais Frédéric ne déployait pas moins d’activité dans la défense de sa cause. Dès le 31 juillet 1245, quelques jours seulement après la clôture du concile, il adressait une circulaire aux prélats et aux barons d’Angleterre, « ses amis dévoués » ; une autre lettre, personnelle, au roi Henri III. Au mois de septembre suivant, d’autres mémoires étaient envoyés par lui au roi de France, à ses barons, même « à tous les Français ». Il élevait des protestations répétées contre la sentence pontificale dont il attaquait à la fois la forme comme irrégulière, et le principe surtout, refusant au pape le droit de disposer des couronnes, invitant les autres souverains à se solidariser avec lui pour réclamer l’annulation du jugement. Il tâchait, d’autre part, de recruter des partisans parmi les seigneurs de la région lyonnaise, s’ adressant en particulier aux sires de Beaujeu et de la Tour du Pin, les plus proches voisins de Lyon, s’assurant l’alliance du comte de Savoie, Amédée, le propre frère de l’archevêque de Lyon, qui détenait les principaux passages entre la France et l’Italie. Au mois de juin 1247, il fut même sur le point de marcher sur Lyon, dans l’espoir de s’emparer, par surprise, du pape et des cardinaux : certains seigneurs lui avaient, paraît-il, promis de lui livrer la curie romaine. On alla jusqu’à le soupçonner d’avoir essayé de se débarrasser de son adversaire par des moyens violents. D’après Mathieu de Paris, on aurait découvert un complot dirigé contre la vie du pape : deux chevaliers italiens, qui furent arrêtés à Lyon, se seraient engagés, par serment, à l’assassiner. Ceux qui s’étaient chargés de protéger le pontife contre tout danger, auraient redoublé de vigilance à cette occasion : une garde de cinquante hommes d’armes fût placée nuit et jour devant la porte d’Innocent IV, qui n’aurait pas osé, de quelque temps, sortir de sa chambre, pas même pour aller à l’église célébrer la messe.
Toutes ces démarches, toutes ces intrigues n’eurent aucun succès. Des seigneurs français tentèrent bien, au mois de novembre 1246, de former une ligue contre les abus de l’autorité ecclésiastique : ce ne fut qu’une manifestation platonique. Louis IX lui-même s’abstint de prendre parti entre le pape et l’empereur. Il eut alors deux entrevues successives avec Innocent IV, la première à Cluny, à la fin de novembre 1245 ; l’autre à Lyon même, en juillet 1248 au moment de son départ pour sa croisade en Égypte. On ne peut qu’imaginer le sujet de leurs conversations intimes, qui n’eurent aucun témoin, En dehors des affaires qui concernaient spécialement le royaume de France, il y fut certainement question de Frédéric II. Tout porte à croire que le roi, comme auparavant, à l’époque du pape Grégoire IX, persistait dans une attitude de neutralité vis-à-vis de l’Empire et du Saint-Siège, mais en prodiguant les conseils de modération aux deux adversaires qu’il ne désespérait pas de réconcilier, afin de rétablir la paix en Occident. Il évita de reconnaître la déposition de Frédéric II, à qui il continuait, en lui écrivant, à donner les titres de « roi et d’empereur auguste ». Mais, d’autre part, il promit formellement au pape de le défendre, si l’empereur osait venir l’attaquer. C’est ce qu’on peut conclure d’une lettre d’Innocent IV aux deux cardinaux qu’il avait chargés de faire auprès de Louis IX une démarche à ce sujet, et qui auraient réussi dans leur mission : le roi et ses frères étaient prêts, à l’occasion, à marcher avec toutes leurs troupes contre Frédéric II. Cette conduite n’était pas seulement conforme aux principes du saint roi, animé, comme on sait, d’un sentiment si profond de la justice, mais s’accordait aussi avec ses intérêts politiques. Pour le succès de son entreprise en Orient, il devait ménager également l’empereur qui avait les moyens de lui nuire, et le pape qui pouvait lui procurer le concours pécuniaire du clergé. De ce côté, il éprouva une forte déception : les ressources considérables que fournirent au pape les différentes églises d’Occident, soit par le versement d’une dîme spéciale, soit d’une autre façon, servirent surtout à payer les frais de la lutte soutenue contre Frédéric II. Quand plus tard les frères de Louis IX, à leur retour de Palestine, repassèrent par Lyon, ils n’hésitèrent pas à reprocher au pape l’insuffisance de l’aide qu’il avait prêtée à la croisade, et à rejeter sur lui, en grande partie, la responsabilité du désastre de Damiette (le roi vaincu et fait prisonnier, de nombreux Français massacrés). Si l’on en croit Mathieu de Paris, ces princes auraient même enjoint au pontife de faire la paix avec Frédéric II, pour que celui-ci pût se porter au secours de leur frère ; ils le menaçaient, en cas de refus, de l’expulser de Lyon. A la suite de cette scène, Innocent IV aurait demandé au roi d’Angleterre de lui procurer un autre asile à Bordeaux (on sait qu’à cette époque la Guyenne, ainsi que plusieurs de nos provinces de l’Ouest, appartenait aux Anglais).
Mais, quelque temps après, la mort de Frédéric II, survenue le 13 décembre 1250, délivrait le pape de son dangereux ennemi. Dès lors, Innocent IV se prépara à quitter la ville où il avait trouvé un refuge temporaire, pour retourner en Italie.