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Collégiale Saint-Just – Mémoire et Patrimoine

figures de la collégiale I Le pape Innocent IV et le concile de Lyon de 1245

LE PAPE INNOCENT IV ET LE CONCILE DE LYON DE 1245

Extrait des bulletins de la FSSP Lyon, Communicantes n° 124 et suivants / Sept. 2019 à Janv. 2020 – Avec l’aimable autorisation du Supérieur – Selon un article de Ph. POUZET, professeur honoraire d’histoire au Lycée Ampère de Lyon. Revue d’histoire de l’Église de France – 1929 –

Lyon I (1245), convoqué par le pape Innocent IV. En cinq sessions, du 28 juin au 17 juillet 1245, les Pères votèrent vingt-deux chapitres et déposèrent l’empereur Frédéric II.

“…Les Lyonnais songent moins que jamais à… honorer par quelque monument public la mémoire du pontife dont la venue et le séjour prolongé avaient valu à leur cité une nouvelle gloire, en fixant sur elle pendant plus de six ans l’attention de tout le monde chrétien.

Du moins ont-ils le devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli l’un des plus brillants épisodes de leur histoire.”

Le médaillon que l’on voit au-dessus de la porte monumentale est à l’effigie du Pape Innocent IV qui consacra la première église Saint-Just en 1251. Détruit lors de la Révolution française, il fut restitué en 1831.

L’inscription que l’on voit en dessous nous renseigne sur les différentes campagnes de restauration de l’église :
«Au souverain pontife Innocent IV, hôte généreux du chapitre de cette paroisse, l’année de la remise en état de l’église : 1746. Restaurée par le curé et les fidèles, l’an 1831. »

Une source intéressante sur le sujet: https://shs.hal.science/halshs-00551336/document

LE PAPE INNOCENT IV A LYON – LE CONCILE DE 1245

Peu de villes, en dehors de l’Italie, ont reçu, aussi fréquemment que Lyon, la visite des chefs de l’Église. Deux d’entre eux, Innocent IV et Grégoire X, après quelques autres, y ont tenu des conciles généraux, en 1245 et 1274 ; le pape Clément V y a été couronné en 1306 ; Jean XXII y a été élu, puis couronné en 1316. Entre tous c’est le pape Innocent IV qui a fait à Lyon le plus long séjour, tel qu’aucune autre ville, à l’exception de Rome et d’Avignon, n’en a connu de pareille durée.

En effet, arrivé à Lyon le 2 décembre de l’année 1244, pour y présider, l’année suivante, le fameux concile où l’empereur Frédéric II fut solennellement déposé, le pape n’en est parti que le 19 avril 1251 ; il y a donc passé six années entières et quelques mois, plus de la moitié du temps de son pontificat. De cet événement digne de mémoire, qui appartient à l’histoire générale autant qu’à celle de la ville où il s’est produit, il n’existe aucune relation écrite par des lyonnais ; il n’en est resté, d’autre trace, à Lyon même, que les actes émanés de la chancellerie pontificale, au nombre d’une centaine, la plupart datés de Lyon, accordant divers privilèges à la ville et à ses habitants, surtout à ses établissements religieux et précieusement conservés dans leurs archives. Les chroniqueurs français ont à peine consacré quelques lignes à cet épisode (il est vrai que Lyon, à cette époque, ne faisait pas encore partie du royaume de France). Nos principales informations, sur le sujet que nous nous proposons de traiter, sont puisées à des sources étrangères, mais non dépourvues de valeur. La plus précieuse est une biographie du pape Innocent IV, dont l’auteur, l’Italien Nicolas de Curbio, a été son chapelain et son confesseur, le témoin le plus fidèle de sa vie, puisqu’il ne l’a pas quitté pendant toute la durée de son pontificat.

Ce sont ensuite deux importantes chroniques rédigées par des moines, toutes deux émaillées d’anecdotes et contenant de nombreux détails relatifs au séjour du pape à Lyon. L’une est également l’œuvre d’un Italien, Fra Salimbene, de l’ordre des FF. Mineurs ou Franciscains, qui a connu personnellement Innocent IV, son compatriote, resté l’ami de sa famille et lui a rendu visite à Lyon même, à trois reprises. L’autre est d’un Anglais, Mathieu, dit de Paris, qui, lui, n’est jamais venu à Lyon, mais paraît néanmoins abondamment informé sur le concile de 1245 et, en général, sur tous les faits qui se sont passés à Lyon pendant le séjour du pape. Son témoignage peut, du reste, être contrôlé à l’aide d’un document de caractère authentique, un résumé des délibérations du concile, rédigé, selon toute vraisemblance, par les soins de la curie romaine. Les circonstances politiques qui ont déterminé le pape Innocent IV à se rendre à Lyon pour y tenir un grand concile, sont assez connues. Mais, pour la clarté de notre exposé, il est utile de les rappeler brièvement.

 

LES RAISONS DE LA VENUE DU PAPE INNOCENT IV A LYON

La lutte avait recommencé, sous le pontificat de Grégoire IX (1227-1241), entre le chef de l’Église et l’empereur Frédéric II, dernier souverain de la maison de Souabe, comme au XIe siècle, à propos des Investitures, entre le roi de Germanie Henri IV et le pape Grégoire VII, et, à une date plus récente, entre l’empereur Frédéric 1er Barberousse, aïeul de Frédéric II, et le pape Alexandre III. Elle devait fournir aux pontifes romains l’occasion d’affirmer, une fois de plus, leur prétention de s’élever au-dessus des princes temporels et même de disposer des couronnes. A ce moment la puissance impériale s’étendait non seulement sur l’Allemagne et sur le royaume de Bourgogne ou d’Arles (comprenant une partie de la France, à l’Est du Rhône et de la Saône), mais sur l’Italie presque tout entière, à l’exception des domaines du pape, depuis que Frédéric II avait recueilli l’héritage de sa mère Constance, c’est-à-dire le royaume des Deux-Siciles.

C’était une grave menace, tant pour l’indépendance des pontifes romains, dont l’État placé au centre de la péninsule, confinait au Nord et au Sud aux terres de la maison impériale, que pour celle des républiques de Lombardie et de Toscane, leurs alliées naturelles. Le pape Grégoire IX s’en émut. Il avait précisément de nombreux griefs contre Frédéric II. Celui-ci violait ouvertement les promesses formelles faites au pape Honorius III, son ancien précepteur, et renouvelées à son successeur Grégoire IX. Il ne respectait pas davantage les privilèges traditionnels du clergé en matière de justice et d’impôts. Avec les Infidèles, ennemis de l’Église, il signait des accords, au lieu de les combattre. Enfin, par la hardiesse de ses déclarations sur les sujets religieux et surtout par la singularité de ses mœurs, qui étaient celles d’un sultan oriental plutôt que d’un prince chrétien, il provoquait le scandale dans tout l’Occident. Sceptique et voluptueux, de goûts raffinés, épris de poésie, d’art et même de sciences, en même temps adroit diplomate, souple, rusé et fourbe, il se distingue entre tous les souverains de son temps et semble un précurseur des tyrans italiens du xve et du xvie siècles.

A l’occasion, il n’hésitait pas à employer la violence à l’égard de ses adversaires politiques : c’est ainsi qu’en 1241, déjà excommunié, il avait fait attaquer, en mer, près de l’île de la Meloria, en face du port italien de Livourne, des vaisseaux qui portaient des prélats français et espagnols, se rendant au concile convoqué à Rome par le pape, pour juger l’empereur. Quelques évêques avaient trouvé la mort dans cette bataille ; les autres avaient été faits prisonniers par l’empereur. Un pareil attentat, considéré simplement par Frédéric II comme un acte de légitime défense, avait soulevé l’indignation générale du monde chrétien et mis le comble à la fureur du pontife. Grégoire IX étant mort peu après, Frédéric réussit, par ses menaces ou ses habiles manœuvres, à retarder pendant près de deux ans l’élection de son successeur. Ce fut seulement au mois de juin 1243 que les cardinaux se décidèrent à nommer un pape, et leur choix se porta sur un noble génois, le cardinal Sinibaldo Fieschi, qui prit le nom d’Innocent IV. Il passait pour un ami de l’empereur et celui-ci s’empressa de le féliciter de son élection. On put alors croire à une prochaine réconciliation entre l’Empire et le Saint-Siège. Des pourparlers s’engagèrent en vue de régler les questions qui les divisaient. Mais on ne put aboutir à un accord. Le pape maintenait avec fermeté les prétentions de son prédécesseur, prouvant ainsi que, selon un mot prêté à Frédéric II, « un pape ne pouvait être gibelin » ; il exigeait surtout une éclatante réparation de l’attentat de la Meloria. De son côté, l’empereur se montrait prodigue de bonnes paroles, mais sans vouloir reconnaître formellement ses torts, ni céder sur aucun point aux revendications du pape. Suivant son habitude, il rasait avec son adversaire, qu’il espérait bien duper encore une fois. Mais le pape, las des subterfuges de Frédéric II et irrité de sa mauvaise foi, rompit les négociations au bout d’un an, et, reprenant la tactique de son prédécesseur, décida de réunir un concile général qui jugerait l’empereur et prononcerait au besoin sa déposition.

Pourquoi Lyon fût-il choisi pour siège de cette assemblée ? Il n’était guère possible de la tenir en Italie où, depuis la rupture, les partisans du pape et ceux de l’empereur, ou comme on disait alors, les « Guelfes » et les « Gibelins », étaient partout aux prises, du moins dans le Nord et le Centre de la péninsule. Frédéric s’efforçait de détacher du parti pontifical les cités qui étaient restées jusque-là fidèles au Saint-Siège. A Rome même, au milieu d’une population naturellement turbulente et facile à soulever, le pape ne se sentait pas en sûreté et redoutait, de la part de l’empereur, un coup de main, dans le but de s’emparer de sa personne. Lorsqu’il se décida à quitter sa capitale, son départ eut les allures d’une fuite précipitée. Dans la nuit, sous un déguisement, avec une suite peu nombreuse, pour ne pas attirer l’attention, il gagna à cheval le port de Cività Vecchia, où l’attendait une flottille génoise et se rendit par mer dans sa ville natale où il était certain d’être bien accueilli. Il y arriva dans les premiers jours du mois de juillet 1244. Peut-être avait-il déjà l’intention de se réfugier en France ; c’est sans doute à cette époque qu’on doit placer, si vraiment elle a eu lieu, la démarche que, d’après le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, le pape aurait faite auprès du roi de France, pour qu’il lui donnât l’hospitalité dans son royaume. Innocent IV invoquait deux précédents : celui du pape Alexandre III, chassé d’Italie par l’empereur Frédéric Barberousse, et celui de l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, tentant d’échapper à la colère de son souverain, le roi Henri II d’Angleterre, exaspéré de sa résistance aux statuts de Clarendon. Mais cette demande n’aurait reçu, toujours d’après la même source, qu’une réponse évasive : Louis IX se réservait de consulter, à ce sujet, les grands du royaume. L’attitude que lui prête, en cette circonstance, Mathieu de Paris, est assez conforme à son caractère. Depuis que la lutte avait recommencé entre l’Empire et le Saint-Siège, avant même l’avènement d’Innocent IV, le roi de France observait une prudente neutralité entre les deux adversaires : s’il ne s’était pas associé à la guerre déclarée par le pape Grégoire IX à Frédéric II, il avait, du moins, lors de l’affaire de la Meloria, élevé une énergique protestation contre l’agression de l’empereur et exigé de celui-ci la mise en liberté immédiate des prélats français retenus captifs. Toutefois Innocent IV ne pouvait attendre de lui aucune complaisance particulière.

Voilà pourquoi, sans doute, quand le pape eut à désigner la ville où se tiendrait le futur concile, son choix s’arrêta sur Lyon. Notre ville présentait plus d’un avantage. D’abord sa situation géographique : placée au carrefour des routes de l’Europe occidentale, elle se prêtait naturellement à la réunion d’une assemblée à laquelle étaient invités tous les évêques du monde catholique. En outre, le pape et le concile s’y trouveraient en terrain neutre et indépendant au point de vue politique. Si, en effet, Lyon commençait à se détacher de l’Empire, dont l’autorité ne s’y affirmait que d’une façon intermittente, il ne relevait pas encore du royaume de France, bien que l’influence de nos rois y eût fait de notables progrès : le temps n’est pas loin où les bourgeois de Lyon réclameront leur appui pour s’affranchir de la domination de leurs seigneurs. La ville et le pays adjacent, c’est-à-dire presque tout le Lyonnais proprement dit, à l’exception de la seigneurie de Beaujeu, étaient la propriété commune de l’archevêque et du chapitre de la cathédrale. En aucun autre lieu le chef de l’Église ne devait se sentir plus à l’aise, à la fois plus libre et plus tranquille, assez près de l’Italie et de l’Allemagne pour suivre les événements qui agitaient ces deux pays, et à portée de la France et de l’Angleterre, c’est-à-dire des deux États d’où le Saint- Siège tirait la majeure partie de ses ressources, et sur la protection desquels il croyait pouvoir compter, dans le cas où il serait directement menacé par son ennemi.

Plusieurs mois devaient encore s’écouler avant que le pape pût arriver à Lyon. Il fut longtemps immobilisé à Gênes par une grave maladie. Sitôt guéri, il en repartit, au milieu d’octobre seulement. Déclinant l’offre des Génois qui proposaient de le conduire par mer dans un port français (au cours de sa précédente traversée il avait essuyé une furieuse tempête et en gardait une mauvaise impression), il prit la route de terre, à travers le Piémont et la Savoie. Le voyage s’accomplit sans fâcheux incident, sous la protection d’une escorte fournie par les seigneurs du pays, mais non sans fatigue. On était au début de l’hiver : le passage des Alpes fut rendu fort pénible par le froid rigoureux et la neige qui encombrait les routes. Le cortège pontifical, qui s’était grossi à Gênes, puis à Suse, de la plupart des cardinaux, au nombre de douze, dut franchir les Alpes au Mont Cenis, suivit à la descente la vallée de la Maurienne, passa par le monastère de Hautecombe, au bord du lac du Bourget, et atteignit le Rhône. Ce fut en bateau sur le fleuve que s’effectua, non sans difficulté, la dernière partie du trajet, qui prit encore trois jours entiers. Enfin, le 2 décembre 1244, Innocent IV faisait son entrée à Lyon. Il y fut accueilli « avec des transports de joie et un enthousiasme indicible ; une foule énorme s’était portée au-devant de lui, massée sur les rives du fleuve ou entassée sur des bateaux. Le clergé, les ordres religieux, la population tout entière lui rendirent les plus grands honneurs ». Ainsi s’exprime le biographe du pape, Nicolas de Curbio, qui l’accompagnait dans son voyage et de qui nous tenons tous les détails qui précèdent. A partir de ce jour et pour plusieurs années, Lyon devenait le siège de la papauté et du gouvernement de l’Église et même, en raison des circonstances, le véritable centre de la politique générale de l’Europe.

Notre ville était peu préparée à cette grande et rare fortune, et l’on se demande comment elle put loger, et si longtemps, les hôtes qu’elle venait de recevoir et ceux, de jour en jour plus nombreux, qui y affluèrent dans la suite. Il est vrai que, depuis la fin du xi* siècle, à cause de la reprise générale du trafic dans la vallée du Rhône et de la Saône, et du passage incessant des pèlerins et des croisés, la croissance de Lyon, longtemps arrêtée, avait fait d’importants progrès. La majeure partie de la population était massée dans les quartiers de la rive droite de la Saône, occupant l’espace resserré entre la rivière et les hauteurs de Saint-Just et de Fourvière. Le centre, c’est-à-dire la presqu’île comprise entre les deux fleuves, qui se réunissaient alors au-dessous de l’île d’Ainay, était encore faiblement peuplé et présentait un aspect plutôt rural. Les constructions religieuses qui s’y élevaient, anciennes églises ou abbayes de Saint-Nizier, de Saint-Pierre et d’Ainay, prieuré de la Platière, maisons du Temple, des FF. Mineurs (ou Cordeliers) et des FF. Prêcheurs (ou Jacobins) établis plus récemment, ainsi que les « bourgs », petites agglomérations d’habitations particulières, qui s’étaient formées en quelques points, s’y entremêlaient de jardins clos de murs, de champs cultivés, de près ou de vignes. Une longue rue, appelée « Marchande » ou « Mercière », serpentait à travers cette région, reliant l’un à l’autre les deux ponts de la Saône et du Rhône. Si le premier était déjà construit en pierre, le dernier n’était encore qu’un pont de bois. Les plus grandes et les plus belles de nos églises du Moyen Age restaient inachevées, comme la cathédrale de Saint-Jean — à laquelle manquaient une grande partie des nefs avec la façade principale — ou n’étaient pas même commencées, comme celles de Saint-Nizier et Saint-Bonaventure.

Pourtant Lyon était considéré au dehors comme une cité célèbre. Ce qualificatif lui est appliqué, par exemple, dans la chronique de Fra Salimbene, et dans une lettre du pape Innocent IV, c’est-à-dire à l’époque même dont nous traitons. Sa renommée tenait sans doute surtout à l’ancienneté de son origine, au souvenir de sa grandeur passée, du temps où elle avait servi de capitale politique et même religieuse à la Gaule romaine, et au christianisme gaulois de berceau, consacré par le sang de ses martyrs. Mais il y entrait peut-être aussi une sincère admiration pour la beauté de son site, qui paraît avoir frappé tous les étrangers de passage.

Dès l’arrivée du pape, la ville prit nécessairement une vie nouvelle et se remplit de mouvement et de bruit. Innocent IV amenait avec lui une suite nombreuse, composée de cardinaux et d’évêques, de clercs de tout rang, ainsi que toute une maison civile et militaire, analogue à celle des souverains. L’installation de tout ce monde fut sans doute pleine de difficultés. Dédaignant le château de l’archevêque, perché sur le rocher de Pierre-Scize et d’un accès peu commode, le pape choisit pour sa résidence le cloître de Saint-Just, défendu par de solides murailles hérissées de tours, lesquelles, vingt-cinq ans plus tard, au cours de la guerre engagée par les bourgeois contre le chapitre de la cathédrale, devaient fournir à celui-ci un abri sûr et braver tous les assauts des rebelles. Il y était garanti contre tout danger ; de là il pouvait, d’ailleurs, descendre en peu de temps, par le chemin un peu raide du Gourguillon, à la cathédrale où le concile devait tenir ses séances. Les cardinaux furent logés dans le voisinage, soit à Saint- Irénée ou à Fourvière, soit près de la cathédrale.

A peine installé, Innocent IV, promptement remis de toutes ses épreuves de voyage et délivré de la crainte de se voir attaqué en route par les partisans de l’empereur, déploya une surprenante activité. Il semblait, dit Nicolas de Curbio, qu’il « commençât seulement à remplir son office apostolique » et qu’il voulût rattraper le temps perdu. Depuis la mort de Grégoire IX, beaucoup d’affaires soumises à l’examen de la curie romaine étaient restées en suspens, par suite de la longue vacance du Saint-Siège, puis des embarras au milieu desquels avait débuté le nouveau pontificat. Dans ce travail de « liquidation » du passé, le pape fit preuve de qualités éminentes : son biographe vante son zèle infatigable, la rapidité de ses décisions, la sûreté de son jugement, enfin la profondeur de ses connaissances juridiques. Pour former un personnel apte à le seconder dans sa tâche, il créa une école de théologie ainsi que de droit civil et canonique, qu’il emmena malheureusement de Lyon avec lui. D’autre part, il se mit en relations avec tous les princes et peuples du monde chrétien, « envoya des missions même dans les pays barbares, chez les païens, les musulmans, les schismatiques, avec l’espoir d’amener les uns à la foi chrétienne et de faire rentrer les autres dans l’unité catholique ». Parmi les États ou les souverains qui reçurent la visite de ses délégués, son biographe cite la Norvège, la Latvie (ou Lettonie), la Ruthénie, les Khans tartares de l’Asie centrale, les sultans turcs de l’Égypte et de l’Asie Mineure, l’empereur grec de Nicée, Jean Vatatzès, qui allait bientôt restaurer l’empire byzantin

Le pape concevait donc très largement son rôle de chef religieux. D’ailleurs, dans la conduite des affaires politiques où il se trouvait engagé, il allait montrer une habileté consommée et une singulière énergie. Par l’étendue de son intelligence, la fermeté de son caractère, à quoi il faut ajouter une grande dignité de vie et un incontestable talent de parole, Innocent IV nous apparaît comme un des plus remarquables pontifes du Moyen Age.

CONVOCATION ET SÉANCES DU CONCILE GÉNÉRAL – LA DÉPOSITION DE L’EMPEREUR ET SES SUITES

La plus grosse préoccupation et le principal motif de déplacement du pape était la réunion du concile général. Dès le 27 décembre (un mois à peine s’était écoulé depuis son arrivée à Lyon), prêchant à Saint-Jean après avoir célébré la messe, il en annonçait l’ouverture pour la prochaine fête de Saint-Jean Baptiste (24 juin) et invitait publiquement Frédéric II « à comparaître devant l’assemblée ou à y envoyer des procureurs munis de pouvoirs réguliers, pour y présenter sa défense et entendre le jugement que le Sacré Concile, sous l’inspiration divine, porterait sur sa conduite ». Les lettres de convocation, déjà préparées, partirent de Lyon au mois de janvier 1245. Le procès de l’empereur y était bien indiqué comme l’objet essentiel de la réunion.

« Nous avons jugé à propos, lisait-on dans le préambule de ces lettres, de convoquer les rois de la terre, les prélats des églises et les autres grands du monde, au sujet du conflit qui s’est élevé entre l’Église et l’Empereur ». Mais, sans attendre l’ouverture du Concile, et dès le Jeudi-Saint (13 avril), le pape, à l’instigation des deux archevêques allemands de Mayence et de Cologne, paraît-il, renouvelait solennellement l’excommunication de Frédéric II déjà prononcée par son prédécesseur Grégoire IX et la faisait publier dans toutes les églises, suivant le rite ordinaire, à la lueur des cierges et au son des cloches. Cette manifestation tendait évidemment à impressionner la foule et à préparer l’opinion, dans tous les pays de l’Occident, à la sentence que le pape se flattait d’obtenir contre l’empereur.

A la date fixée plus haut, le concile était réuni. La composition de cette assemblée est décrite et ses délibérations sont exposées en détail dans la chronique de Mathieu de Paris. Si le moine anglais n’y assistait pas, il paraît néanmoins avoir été abondamment et assez exactement informé en ce qui la concerne ; car sur tous les points principaux son récit concorde avec le résumé officiel que nous possédons des actes du concile, rédigé au siècle suivant par ordre d’un pape et sans doute d’après un procès-verbal plus étendu conservé par la curie romaine.

Tous les évêques, il s’en faut de beaucoup, n’avaient pas répondu à l’appel d’Innocent IV. On n’en comptait que cent cinquante environ (le deuxième concile œcuménique de Lyon, en 1274, devait en réunir plus de cinq cents). La grande majorité des présents venaient de France ou d’Espagne. Moins nombreux étaient les Anglais (plusieurs avaient pris prétexte de leur grand âge, de leur état de santé, ou même de l’insuffisance de leurs ressources pour ne pas accomplir un long et coûteux voyage). Plus rares encore étaient les prélats italiens, au nombre de huit seulement, non compris les cardinaux (les troubles qui agitaient la péninsule suffisent à l’expliquer) et surtout les Allemands, au nombre de trois seulement : ce qui fournit à Frédéric II et à ses avocats une raison pour prétendre que le concile n’avait pas un caractère d’universalité, qu’on en avait exclu à dessein les prélats qui pouvaient lui être favorables, et que les membres de l’assemblée se recrutaient surtout parmi le clergé des pays qui lui étaient hostiles. Mais ce n’était pas la faute du pape si les évêques allemands n’étaient pas venus plus nombreux. Comme il le disait lui- même à l’un des envoyés de l’empereur : « Ceux qui ne sont pas ici sont restés pris dans les filets que ton maître leur a tendus. » II est exact que la crainte ou les menaces de Frédéric II avaient empêché la plupart des évêques des pays germaniques de se rendre à Lyon ; car en Allemagne (la suite des événements devait le prouver) le pape disposait de nombreux partisans dans le haut clergé. On a vu, du reste, plus haut que deux des princes ecclésiastiques de l’Empire se trouvaient auprès du pape quelques mois auparavant ; s’il les avait laissés repartir, c’était sans doute parce qu’il jugeait leur présence en Allemagne plus utile à sa cause. L’argument dont se servit l’empereur, pour contester la validité des décisions du concile, n’avait donc qu’une médiocre valeur. L’assemblée de Lyon, sans être complète, était imposante et avait bien un caractère œcuménique. Tous les pays chrétiens y étaient représentés ; même le clergé de l’Orient latin l’était par trois prélats de haut rang, les patriarches de Constantinople et d’Antioche et l’évêque de Beyrouth. Elle comprenait, en outre, un grand nombre d’abbés, de clercs et de moines, car toutes les abbayes, tous les chapitres de chanoines et les chefs d’ordre religieux avaient également reçu une convocation. Des souverains puissants, comme les rois de France et d’Angleterre, d’importantes républiques, telles que Gênes et Venise, le chef de l’Empire lui-même, y avaient envoyé des ambassades. L’empereur latin de Constantinople, Baudoin II, était venu en personne, ainsi que les comtes de Toulouse et de Provence, les deux principaux seigneurs du Midi de la France ; et ces derniers ne pouvaient être comptés parmi les ennemis de Frédéric II. Il convient toutefois de remarquer, que, dans les conciles, les prélats seuls avaient voix délibérante et participaient aux décisions. Tous les autres assistants pouvaient bien intervenir dans les discussions, mais seulement à titre officieux.

Si l’on songe que tous ces importants personnages étaient accompagnés d’une escorte plus ou moins nombreuse ; que, d’autre part, de fortes troupes de soldats avaient été amenées à Lyon pour assurer la garde du pape et du concile, on peut se figurer l’entassement prodigieux de gens qui se fit dans notre ville, où l’arrivée de la curie romaine, quelques mois auparavant, avait déjà produit de l’encombrement. Le biographe d’Innocent IV nous en traduit l’aspect nouveau et pittoresque, en comparant la cour pontificale à un vaste campement militaire.

Avant l’ouverture officielle du concile, une réunion préparatoire eut lieu, le 26 juin, dans le réfectoire du chapitre de Saint-Just, sous la présidence du pape. On y entendit, pour la première fois, le principal représentant de Frédéric II, Taddée de Suessa, juge à la Cour impériale, qui allait assumer presque seul, avec autant d’habileté que de courage, la charge de défendre son maître. Au nom de l’empereur, il s’engagea à donner satisfaction à l’Église, offrant de faire garantir ses promesses par les rois de France et d’Angleterre. Mais ni Louis IX ni Henri III n’avaient été, semble-t-il, consultés au préalable. Aussi le pape déclara nettement qu’il ne pouvait plus se fier aux promesses de Frédéric II qui en avait fait souvent de semblables sans jamais les avoir tenues. Il déclina donc cette proposition.

Le surlendemain (28 juin), le concile tenait sa première « session » ou séance publique dans la cathédrale de Saint-Jean, dont l’abside, le chœur et les transepts devaient être achevés à cette époque, et par conséquent en état de recevoir une aussi imposante assemblée. Le pape la présidait, ayant fait placer à sa droite l’empereur Baudoin. Après les chants et les prières d’usage, Innocent IV exposa, en un long discours, ses cinq motifs de douleur, qu’il comparait aux cinq plaies du Sauveur : c’étaient l’immoralité du clergé, l’insolence des Sarrasins, redevenus les maîtres de la Terre Sainte, les progrès du schisme grec dans l’Empire d’Orient, la cruauté des envahisseurs tartares de l’Europe, enfin la persécution de l’empereur contre l’Église. Ce fut ce dernier thème qu’il développa surtout, rappelant les engagements solennels que jadis Frédéric II avait pris vis-à-vis du pape Honorius III, et qu’il avait violés sans scrupule, par exemple la promesse de reconnaître le royaume des Deux-Siciles comme un fief du Saint- Siège et de prêter au pape un serment de fidélité, de lui restituer l’héritage de la comtesse Mathilde, légué par celle-ci au pape Grégoire VII, de renoncer également au droit de disposer des évêchés, etc. Il fit encore allusion aux scandales de la vie privée de l’empereur : Frédéric II entretenait, dans sa cour de Palerme, en Sicile, un véritable harem, surveillé par des eunuques auxquels il avait même confié, tour à tour, la garde de ses femmes légitimes ; il s’entourait de médecins et d’autres savants juifs ou arabes, et recrutait sa garde personnelle parmi les Sarrasins qui lui étaient, d’ailleurs, tout dévoués. En insistant sur tous ces griefs, le pape laissait entendre que la tâche principale du concile consisterait dans le procès de l’empereur, et que la réforme des mœurs ecclésiastiques, la délivrance des Lieux Saints, le salut de l’Empire latin de Constantinople ou l’expulsion des Mongols n’auraient, dans les délibérations de l’assemblée, qu’une importance secondaire.

Quand le pape eut terminé, Taddée de Suessa se leva à son tour. Il discuta point par point les imputations portées contre son maître, s’efforçant de les ruiner. Puis il passa à l’exposé des griefs que Frédéric II croyait avoir, de son côté, contre le Saint-Siège. Son plaidoyer, fort adroit, recueillit, de l’aveu même du rapporteur officiel des débats, des marques d’approbation de la part de nombreux assistants. Mais le pape, reprenant après lui la parole, rétorqua tous ses arguments (on eût dit qu’il les connaissait par avance) et justifia l’attitude du Saint-Siège à l’égard de l’empereur.

La deuxième séance du concile eut lieu huit jours après, le 5 juillet, avec le même cérémonial. On y entendit deux nouveaux réquisitoires contre Frédéric II, d’abord celui d’un évêque italien, qui passa en revue tous les actes de sa vie, remontant même à son enfance, et lui prêta, d’après ses propres paroles, le dessein de « ramener les prélats et tout le clergé à la pauvreté de l’Église primitive ». Cette menace devait faire impression sur les membres de l’assemblée dont les intérêts étaient en jeu. L’autre discours fut prononcé par un archevêque espagnol, qui reprocha surtout à l’empereur les insultes et les violences faites à l’Église, en particulier dans l’affaire de la Meloria. Il promit au pape son appui personnel et celui de tous les autres prélats de son pays, pour assurer le juste châtiment de ces attentats. Plusieurs autres évêques parlèrent dans le même sens.

A ces attaques passionnées, l’envoyé de l’empereur répliqua en termes vifs. Prenant lui-même à partie l’accusateur italien, il déclara que son discours n’était pas inspiré par l’amour de la justice, mais par un vil sentiment de vengeance, son maître lui ayant jadis infligé une sévère punition pour ses excès. Puis il demanda avec instance (ce n’était pas la première fois qu’il en était question) l’ajournement du concile, pour laisser à l’empereur, qui se trouvait alors à Turin, le temps d’arriver à Lyon où il présenterait lui-même sa défense. Innocent IV fit droit à sa requête, appuyée par les envoyés des rois de France et d’Angleterre, qui paraissent avoir joué, au cours du concile, le rôle de conciliateurs. Par là il mécontenta de nombreux prélats qui se plaignaient que cette prolongation de leur séjour à Lyon leur imposât un surcroît de dépense, ainsi que les représentants des ordres militaires (Hospitaliers et Templiers), qui entretenaient à leurs frais les troupes destinées à la protection du pape et du concile. Toutefois, le pape ne consentit aux envoyés de l’empereur qu’un délai assez court, à peine deux semaines. Un chapelain de Frédéric II, Gautier d’Okra, partit aussitôt pour informer son maître de cette décision. Mais l’empereur n’avait aucune envie de se rendre à Lyon ; il se contenta de déléguer à sa place trois nouveaux personnages de sa cour : l’évêque de Freysingen, le grand-maître de l’Ordre Teutonique, Hermann de Salza, et son propre chancelier, Pierre de La Vigne, qu’il fit plus tard mettre à mort, sous l’accusation de l’avoir trahi. Ses envoyés n’arrivèrent pas à temps pour assister à la troisième séance du concile, fixée au 17 juillet. Persuadé que l’empereur ne viendrait pas à Lyon, et redoutant une séparation prématurée du concile, tant les prélats se montraient pressés de repartir, le pape ne voulut pas attendre davantage.

Depuis la précédente réunion, Innocent IV avait mis le temps à profit pour former un dossier imposant à l’appui de ses revendications : il se composait de toutes les chartes de privilèges concédées dans le passé à l’Église romaine par les rois et les empereurs, transcrites en double exemplaire sur des rouleaux de parchemin. Une quarantaine de prélats y apposèrent leurs sceaux, se portant ainsi garants de l’authenticité de ces pièces. La troisième session du concile devait en être la dernière. Elle fut la mieux remplie. Le pape y publia d’abord toute une série de décrets ou « canons », quinze en tout, déjà préparés. Les uns concernaient le gouvernement de l’Église : institution de l’octave de la fête de la Nativité de la Vierge, nouvelle réglementation de la procédure des tribunaux ecclésiastiques, notamment en cas d’excommunication, etc. D’autres intéressaient la chrétienté en général, tels ceux relatifs à la croisade, à l’envoi de secours à l’Empire latin de Constantinople ainsi qu’aux pays menacés par l’invasion mongole, ou encore l’obligation imposée à toutes les églises de payer, pendant trois ans, une dîme spéciale prélevée sur tous les bénéfices (la durée en fut, quelque temps après, prolongée de deux ans). Lecture fut donnée ensuite des pièces rassemblées par le pape, qui reçurent, de même que les décrets précités, l’approbation de tous les évoqués présents.

Enfin, on aborda la question principale, le jugement de l’empereur. Le moment était décisif. Taddée se leva le premier, visiblement ému : son langage trahissait une irritation qu’il avait peine à contenir. Il n’essaya pas de recommencer son plaidoyer en faveur de son maître, dont il savait la condamnation certaine (le texte en était déjà rédigé). Le pape avait pris ses précautions et, pour éviter une discussion publique de la sentence, avait pris à part, avant la séance, tous les Pères du concile et obtenu leur adhésion. « La cognée est déjà au pied de l’arbre », s’écria l’avocat impérial. Il se borna à protester d’avance contre le jugement attendu ; il en contestait la validité, faute d’une procédure régulière et déclara que, si son maître était condamné, il en appellerait au futur pape et au futur concile général. Le pape répliqua en s’efforçant de prouver que les actes du concile étaient d’une régularité absolue. Il prit, pour répondre à Taddée, un ton de douceur et de bienveillance qui contrastait singulièrement avec la véhémence de ses précédents discours, explicable par l’émotion profonde dont il était lui-même saisi dans cet instant solennel, car on ne peut le soupçonner d’une affectation hypocrite. Il rappela qu’avant son élévation au pontificat suprême, il était un ami de l’empereur. Malgré tout le mal que celui-ci lui avait causé, le pape avait usé de longs ménagements à son égard, même après la convocation du concile, au point de faire douter qu’il se décidât à le condamner. Puis, sans tenir compte de l’intervention de l’empereur Baudoin et du comte de Toulouse, auxquels se joignirent les représentants des rois de France et d’Angleterre, qui tâchaient encore une fois de faire ajourner la décision, Innocent IV prononça d’une voix forte la redoutable sentence qui déclarait l’empereur Frédéric II indigne de régner, comme parjure, hérétique, violateur des droits de l’Église, et le dépouillait de tous ses titres, de tous ses royaumes, déliant ses sujets de toute fidélité et obéissance à sa personne. Il fit ensuite donner lecture du texte complet du jugement, préparé à l’avance et déjà revêtu des sceaux des cent cinquante évêques présents.

L’avocat de Frédéric II n’en put supporter l’audition, qui lui arracha, paraît-il, ce cri de colère et de désespoir : « Jour maudit ! jour de calamité et de malheur ! » II sortit de l’Église, ainsi que les autres envoyés impériaux, tandis que, selon le rite accoutumé, les prélats, qui tenaient à la main des cierges tout allumés, les éteignirent tous ensemble, en les renversant sur le sol. Enfin, le pape, se relevant de nouveau, entonna le « Te Deum » et, le chant terminé, proclama la clôture du concile. Les débats de l’assemblée, qu’il avait dirigés avec une souveraine maîtrise, s’étaient réduits le plus souvent à un duel oratoire entre lui et l’avocat impérial, duel dans lequel Innocent IV avait fait preuve d’autant de vigueur dans l’attaque, de présence d’esprit dans la riposte que son adversaire avait déployé d’habileté dans la défense.

L’attitude du pape, au cours de ce procès, semble avoir été jugée assez sévèrement par une partie au moins de l’assistance, surtout par les Anglais, enclins à de fortes préventions à l’égard du Saint-Siège, contre lequel ils avaient des griefs particuliers. Par deux fois, pendant les délibérations du concile, ils avaient soulevé des incidents, tantôt en se plaignant des exigences fiscales de la curie romaine et de l’attribution faite trop souvent à des étrangers, spécialement à des clercs italiens, des bénéfices de l’Église d’Angleterre, tantôt en contestant la validité des engagements pris par leurs souverains vis-à-vis des papes, engagements contraires, prétendaient-ils, à la volonté des grands du royaume (il s’agissait sans doute des promesses que le pape Innocent III avait reçues jadis du roi Jean). Sur les premiers points, leurs réclamations étaient justifiées, puisque le roi de France lui-même, le saint roi Louis IX, dans un mémoire adressé au pape deux ans plus tard, au mois de juin 1247, devait en formuler de toutes semblables, dont le pape fut obligé de tenir compte. Leur état d’esprit explique la façon dont ils accueillirent la condamnation de Frédéric II. Le chroniqueur Mathieu de Paris ne fait que traduire les impressions de ses compatriotes, lorsqu’il prétend que la lecture du jugement provoqua dans l’assistance un mouvement de stupeur et même d’horreur. La scène dut être, en effet, très émouvante. Pourtant aucune protestation ne s’éleva dans l’auditoire, à part, bien entendu, celle de Taddée de Suessa qui, seul, avait osé tenir tête au pontife. Ce dernier parlait avec un tel accent de sincérité, avec une telle autorité, que personne, parmi les évêques, n’avait refusé son approbation à la sentence contre l’empereur.

Pendant plusieurs années encore, la lutte se poursuivit entre Innocent IV et Frédéric II. Le souverain condamné ne pouvait accepter la flétrissure dont il avait été frappé ; il allait mettre tout en œuvre pour en ruiner l’effet moral et surtout pour échapper aux conséquences politiques du jugement. Le pape, de son côté, en fit l’application immédiate. Les seigneurs allemands furent invités par lui à élire aussitôt un nouveau roi. A deux reprises, ils se réunirent sous la présidence d’un légat pontifical, et firent choix, en premier lieu, du landgrave de Thuringe, Henri Raspon, puis, celui-ci étant mort l’année suivante, du comte Guillaume de Hollande. Pour aider ces princes contre Frédéric II, Innocent IV leur envoya de larges subsides (le premier reçut 15.000 marcs d’argent ; le second, 30.000 marcs). Il expédiait en même temps des secours en hommes et en argent aux villes de l’Italie du Nord qui résistaient à l’empereur. D’après son biographe, il aurait dépensé en tout 200.000 marcs pour le triomphe de l’Église.

Mais Frédéric ne déployait pas moins d’activité dans la défense de sa cause. Dès le 31 juillet 1245, quelques jours seulement après la clôture du concile, il adressait une circulaire aux prélats et aux barons d’Angleterre, « ses amis dévoués » ; une autre lettre, personnelle, au roi Henri III. Au mois de septembre suivant, d’autres mémoires étaient envoyés par lui au roi de France, à ses barons, même « à tous les Français ». Il élevait des protestations répétées contre la sentence pontificale dont il attaquait à la fois la forme comme irrégulière, et le principe surtout, refusant au pape le droit de disposer des couronnes, invitant les autres souverains à se solidariser avec lui pour réclamer l’annulation du jugement. Il tâchait, d’autre part, de recruter des partisans parmi les seigneurs de la région lyonnaise, s’ adressant en particulier aux sires de Beaujeu et de la Tour du Pin, les plus proches voisins de Lyon, s’assurant l’alliance du comte de Savoie, Amédée, le propre frère de l’archevêque de Lyon, qui détenait les principaux passages entre la France et l’Italie. Au mois de juin 1247, il fut même sur le point de marcher sur Lyon, dans l’espoir de s’emparer, par surprise, du pape et des cardinaux : certains seigneurs lui avaient, paraît-il, promis de lui livrer la curie romaine. On alla jusqu’à le soupçonner d’avoir essayé de se débarrasser de son adversaire par des moyens violents. D’après Mathieu de Paris, on aurait découvert un complot dirigé contre la vie du pape : deux chevaliers italiens, qui furent arrêtés à Lyon, se seraient engagés, par serment, à l’assassiner. Ceux qui s’étaient chargés de protéger le pontife contre tout danger, auraient redoublé de vigilance à cette occasion : une garde de cinquante hommes d’armes fût placée nuit et jour devant la porte d’Innocent IV, qui n’aurait pas osé, de quelque temps, sortir de sa chambre, pas même pour aller à l’église célébrer la messe.

Toutes ces démarches, toutes ces intrigues n’eurent aucun succès. Des seigneurs français tentèrent bien, au mois de novembre 1246, de former une ligue contre les abus de l’autorité ecclésiastique : ce ne fut qu’une manifestation platonique. Louis IX lui-même s’abstint de prendre parti entre le pape et l’empereur. Il eut alors deux entrevues successives avec Innocent IV, la première à Cluny, à la fin de novembre 1245 ; l’autre à Lyon même, en juillet 1248 au moment de son départ pour sa croisade en Égypte. On ne peut qu’imaginer le sujet de leurs conversations intimes, qui n’eurent aucun témoin, En dehors des affaires qui concernaient spécialement le royaume de France, il y fut certainement question de Frédéric II. Tout porte à croire que le roi, comme auparavant, à l’époque du pape Grégoire IX, persistait dans une attitude de neutralité vis-à-vis de l’Empire et du Saint-Siège, mais en prodiguant les conseils de modération aux deux adversaires qu’il ne désespérait pas de réconcilier, afin de rétablir la paix en Occident. Il évita de reconnaître la déposition de Frédéric II, à qui il continuait, en lui écrivant, à donner les titres de « roi et d’empereur auguste ». Mais, d’autre part, il promit formellement au pape de le défendre, si l’empereur osait venir l’attaquer. C’est ce qu’on peut conclure d’une lettre d’Innocent IV aux deux cardinaux qu’il avait chargés de faire auprès de Louis IX une démarche à ce sujet, et qui auraient réussi dans leur mission : le roi et ses frères étaient prêts, à l’occasion, à marcher avec toutes leurs troupes contre Frédéric II. Cette conduite n’était pas seulement conforme aux principes du saint roi, animé, comme on sait, d’un sentiment si profond de la justice, mais s’accordait aussi avec ses intérêts politiques. Pour le succès de son entreprise en Orient, il devait ménager également l’empereur qui avait les moyens de lui nuire, et le pape qui pouvait lui procurer le concours pécuniaire du clergé. De ce côté, il éprouva une forte déception : les ressources considérables que fournirent au pape les différentes églises d’Occident, soit par le versement d’une dîme spéciale, soit d’une autre façon, servirent surtout à payer les frais de la lutte soutenue contre Frédéric II. Quand plus tard les frères de Louis IX, à leur retour de Palestine, repassèrent par Lyon, ils n’hésitèrent pas à reprocher au pape l’insuffisance de l’aide qu’il avait prêtée à la croisade, et à rejeter sur lui, en grande partie, la responsabilité du désastre de Damiette (le roi vaincu et fait prisonnier, de nombreux Français massacrés). Si l’on en croit Mathieu de Paris, ces princes auraient même enjoint au pontife de faire la paix avec Frédéric II, pour que celui-ci pût se porter au secours de leur frère ; ils le menaçaient, en cas de refus, de l’expulser de Lyon. A la suite de cette scène, Innocent IV aurait demandé au roi d’Angleterre de lui procurer un autre asile à Bordeaux (on sait qu’à cette époque la Guyenne, ainsi que plusieurs de nos provinces de l’Ouest, appartenait aux Anglais).

Mais, quelque temps après, la mort de Frédéric II, survenue le 13 décembre 1250, délivrait le pape de son dangereux ennemi. Dès lors, Innocent IV se prépara à quitter la ville où il avait trouvé un refuge temporaire, pour retourner en Italie.

LES INCIDENTS DE LYON PENDANT LE SÉJOUR D’INNOCENT IV

Même après le départ du concile, une animation inusitée avait continué à régner à Lyon : « De tous les points du monde, dit le biographe pontifical, y affluaient, comme vers une seconde Rome », tous ceux qui avaient des affaires à traiter avec la curie. Il faut joindre à ces gens ceux à qui le pape avait confié des missions dans les pays les plus divers et qui revenaient lui rendre compte de leur voyage. Parmi ces délégués citons au moins le célèbre moine du Plan Carpin, qu’Innocent IV avait envoyé auprès du Grand-Khan des Mongols, au fond des steppes de l’Asie centrale, et dont le curieux rapport, rédigé en latin, nous a été conservé. Enfin, beaucoup de visiteurs de passage s’arrêtaient à Lyon quelque temps, comme le Franciscain Fra Salimbene, qui vint dans notre ville trois ans de suite, pendant que le pape y séjournait, et nous conte dans sa chronique si vivante, ses entretiens avec Innocent IV : il l’avait connu à Parme, sa ville natale, lorsque le futur pontife n’était encore que chanoine, et sa famille avait gardé avec lui d’amicales relations. Dans l’hôte aimable et courtois, à l’abord facile, aux propos libres et familiers, que nous décrit ce religieux, on a peine à reconnaître le juge inflexible de Frédéric II. C’est un autre côté de son caractère, par où achève de se peindre la physionomie du grand pontife. Lyon reçut encore à cette époque plus d’un personnage illustre et vit passer à diverses reprises de brillants cortèges. Par exemple, au mois de juillet 1248, celui du roi de France Louis IX, venu, comme soixante ans auparavant son aïeul Philippe-Auguste, à la tête d’une imposante armée, accompagné de ses trois frères, les comtes d’Artois, de Poitiers et d’Anjou, ainsi que de nombreux seigneurs français qui avaient pris la croix avec lui. Il est impossible que les Lyonnais n’aient pas été frappés à la vue du pieux roi dont Fra Salimbene nous a tracé, en quelques mots seulement, mais expressifs, ce portrait : « Grand et mince, sans maigreur excessive, un air gracieux dans un visage angélique. » II vante aussi la simplicité de ses allures, bien qu’il fût le plus puissant des souverains d’Occident. Plus tard, ce fut le frère du roi Henri III, Richard de Cornouailles, un futur empereur, accompagné du comte de Glocester, l’un des plus grands seigneurs d’Angleterre ; puis, à la veille même du départ du pape, son protégé le comte Guillaume de Hollande, roi des Romains, c’est-à-dire empereur élu mais non couronné. A ces derniers visiteurs, le pape réservait une splendide réception. A l’arrivée de Richard de Cornouailles, « presque tous les cardinaux et les clercs de la curie romaine s’étaient portés à sa rencontre tandis que le pape restait seul, ne gardant auprès de lui qu’un cardinal et quelques autres personnes. A l’approche du prince, Innocent IV, qui se tenait à l’entrée de son palais se leva et vint au-devant de Richard qu’il admit au baiser, puis il lui offrit un festin : le prince prit place à table à côté du pape, tandis que le comte de Glocester s’asseyait un peu plus loin. Ils dînèrent joyeusement et d’une façon civile, en s’égayant au milieu des services : et des vins, comme c’est l’usage en France et en Angleterre, par une conversation pleine d’amabilité. Le pape et Richard eurent ensuite des entretiens secrets, dont la fréquence et la durée furent très remarquées. Mais on s’étonna surtout de la magnificence déployée par le pontife. » On sent, à lire ces lignes, que le narrateur de cet épisode, l’Anglais Mathieu de Paris, a tenu à faire ressortir les honneurs rendus par Innocent IV au frère de son roi.

C’est aussi par les mêmes chroniqueurs étrangers que nous connaissons certains incidents survenus à Lyon pendant le séjour d’Innocent IV. Par exemple, l’incendie qui se déclara dans les appartements du pape et qui détruisit une salle servant de garde-robe avec tout ce qu’elle contenait. Un autre incendie dévora aussi en partie des bâtiments du couvent des FF. Mineurs aux Cordeliers. Ces religieux purent néanmoins tenir à Lyon, en 1247, un chapitre général de leur ordre: ils firent choix, comme « maître » ou « ministre général », du frère Jean de Parme, à qui devait succéder bientôt saint Bonaventure (celui-ci mourut dans notre ville en 1274, pendant qu’un nouveau concile œcuménique y était réuni). Les chroniqueurs signalent encore, parmi ces faits divers, la mort de plusieurs cardinaux, dont l’un, le cardinal Guillaume, évêque de la Sabine, fut enterré dans l’église des FF. Prêcheurs ou Jacobins de Lyon.

Nous aimerions mieux avoir quelques détails sur l’installation du pape à Saint-Just, sur la façon dont il y vécut. On peut déduire de certains passages des chroniques, que le pape menait assez grand train. Autour de lui apparaissent des chapelains, des officiers civils, des scribes, des domestiques, sans parler des soldats qui veillent jour et nuit sur sa personne.

Les cardinaux, « ses frères », l’accompagnent dans tous ses déplacements, montés à cheval d’ordinaire, et reconnaissables de loin au chapeau rouge que le pape venait précisément de leur conférer et qui est resté jusqu’à nos jours l’insigne par excellence de leur dignité ; ils étaient eux-mêmes suivis d’une brillante escorte. Le luxe déployé en certaines occasions par le pontife (on en a donné plus haut un exemple) fit, au témoignage des chroniqueurs, une grande impression sur les habitants de la ville ainsi que sur les visiteurs étrangers : les fêtes de Lyon, pendant son séjour, annonçaient déjà celles dont Avignon devait être le théâtre au siècle suivant. Elles valurent à Innocent IV un grand renom d’opulence dans l’Europe entière : « Entre tous les papes depuis saint Pierre, dit un chroniqueur allemand, aucun ne fut mieux pourvu d’argent ni de trésors ».

L’entretien d’une suite aussi nombreuse, ces somptueuses réceptions entraînaient évidemment des frais assez lourds, moins toutefois que ceux de la lutte que soutenait le pape contre Frédéric II pour la défense des droits de l’Église. On conçoit facilement qu’il se plaignît parfois de l’état précaire de ses finances. A l’entendre, ses dettes s’élevèrent jusqu’à plus de 150.000 livres de la monnaie courante à cette époque. Pourtant, de toutes parts lui étaient venus des appuis pécuniaires et de magnifiques présents consistant en chevaux, meubles, vases ou vêtements de prix. Entre tous ces généreux donateurs se distingua l’abbé de Cluny. Outre de grosses sommes d’argent prélevées sur les revenus de tous les prieurés de l’ordre clunisien, le pape reçut de lui au moins trente — d’autres disent même quatre-vingts — beaux palefrois (chevaux de selle) richement harnachés ou chevaux « de somme » (bêtes de charge) couverts de belles housses. Chacun des cardinaux eut pour sa part un palefroi et un cheval de somme. Ces coûteuses prodigalités excitaient l’indignation de Mathieu de Paris, toujours disposé à taxer la cour romaine d’avidité insatiable : il accuse Innocent IV d’avoir, pendant son séjour à Lyon, mis au pillage tous les royaumes d’Occident.

RAPPORTS DU PAPE AVEC LES ARCHEVÊQUES DE LYON AIMERY ET PHILIPPE DE SAVOIE; AVEC LE CHAPITRE DE LA CATHÉDRALE ET LES DIVERS ÉTABLISSEMENTS RELIGIEUX; AVEC LA BOURGEOISIE ET LE PEUPLE LYONNAIS. CONCESSIONS D’INDULGENCES ET DE PRIVILÈGES DE TOUT ORDRE.

De ces énormes dépenses du pape et de son entourage, une part tout au moins fut recueillie par les Lyonnais, sans compter l’argent que tant d’autres hôtes de marque leur laissaient au passage. Ils trouvaient ainsi une compensation au trouble jeté dans leurs habitudes, à l’encombrement de leur ville, à la cherté croissante de la vie, résultat inévitable de cette affluence extraordinaire de visiteurs. Pourtant, si l’on en croit Mathieu de Paris, nos concitoyens auraient assez peu apprécié cette aubaine inattendue. Leurs relations avec Innocent IV, en particulier, auraient manqué de cordialité. Toutefois, ce chroniqueur anglais, bien informé en général, mais doué d’une imagination trop vive, passionné et plein de préventions à l’égard du Saint-Siège et de la curie romaine (il n’a, d’ailleurs, jamais mis les pieds à Lyon), ne mérite pas sur ce point la confiance qu’on peut accorder à des témoins oculaires comme Nicolas de Curbio ou Fra Salimbene. Les anecdotes qu’il conte, si plaisantes qu’elles soient, paraissent assez suspectes et ne sauraient être acceptées qu’avec réserve. La lecture des documents émanés du pape lui-même donne une tout autre idée de ses rapports avec la population lyonnaise, qu’il s’agisse des archevêques, du clergé en général ou des bourgeois de notre cité.

A l’arrivée d’Innocent IV, à la fin de l’année 1244, le siège primatial de Lyon était occupé depuis 1236 par un prélat dont l’origine est incertaine, nommé Aimeri, mais fort lettré et même docteur de l’Université de Paris. Au bout de quelques mois il abdiqua entre les mains du pape, pour se retirer au monastère de Grandmont, dans le diocèse de Limoges. D’après un chroniqueur anglais, cet archevêque, d’un tempérament calme et pacifique, déplorait le trouble jeté dans l’Église et dans la chrétienté tout entière par l’orgueil du pape, non moins que les lourdes charges qu’imposait à son clergé et à tout son diocèse le séjour de la cour pontificale. Mais, au témoignage de Mathieu de Paris lui-même, Aimeri était déjà vieux, malade, et cela suffit à expliquer sa conduite. Depuis longtemps déjà, il aspirait au repos. Il attendit cependant la clôture du concile pour mettre à exécution son projet de retraite. Par une lettre datée du 28 juillet 1245, le pape lui assigna une pension annuelle de 500 livres, à prélever sur les revenus de son archevêché et, le 13 septembre suivant, l’honora encore d’une lettre de protection spéciale.

Presque à la même date, Innocent IV lui donnait un successeur de caractère très différent dans la personne de Philippe de Savoie, déjà évêque élu de Valence, mais non consacré, parce qu’il n’avait pu encore se décider à recevoir les ordres majeurs. En le choisissant comme archevêque de Lyon, le pape cédait aux nécessités de sa situation, sans trop tenir compte des besoins de l’Église de Lyon ni des préférences de son chapitre. Le nouveau prélat appartenait à cette grande maison seigneuriale dont le pape et l’empereur recherchaient à la fois l’alliance. Poussé par sa famille dans une carrière ecclésiastique pour laquelle il ne se sentait aucun goût, l’archevêque avait conservé des habitudes de vie mondaine et féodale, tout en pratiquant mieux que personne le cumul des bénéfices. Encore jeune, il avait trente-huit ans, « bien fait et d’élégante tournure, très habile au maniement des armes (il était entré en guerre autrefois contre un compétiteur qui lui disputait l’évêché de Lausanne), plus apte à la politique qu’aux affaires spirituelles » : ainsi nous le dépeignent les chroniqueurs anglais qui n’ont pas trop chargé, il faut le reconnaître, le portrait de ce personnage. Depuis l’arrivée du pape en France, Philippe de Savoie s’était constitué son défenseur ; il l’avait amené sain et sauf à Lyon et ne cessait pas de veiller sur sa personne. Disposant d’une force militaire assez importante, il avait maintenu à Lyon, pendant toute la durée du concile, l’ordre et la tranquillité. Devenu archevêque, il avait gardé naturellement le commandement de la petite armée pontificale, qui lui convenait fort bien, et obtenu d’Innocent IV de rester administrateur de l’évêché de Valence, qui était d’un bon rapport, et possesseur, pendant cinq ans encore, des terres qui lui avaient été attribuées, lors de la dernière répartition des revenus du chapitre de Lyon dont il était membre auparavant. Quant à sa consécration épiscopale, il réussit à l’ajourner encore, jusqu’au jour où, vingt-deux ans plus tard, la mort de son frère aîné ayant fait de lui l’héritier du comté de Savoie, il résigna toutes ses charges ecclésiastiques, dont il s’acquittait, d’ailleurs, d’une façon fort irrégulière, pour aller prendre possession de son héritage et se marier (à l’âge de soixante ans) avec la fille du duc de Bourgogne, Hugues IV.

Ce singulier prélat n’était pas, à cette époque, une exception. Son frère cadet, Boniface de Savoie, bien que promu archevêque-primat d’Angleterre, résidait aussi à Lyon. Quand il se rendit dans son diocèse de Cantorbéry, où il passa d’ailleurs fort peu de temps, il s’y montra, au dire de Mathieu de Paris, plein d’arrogance et de brutalité, tombant à coups de poings et même armé d’une épée, sur un malheureux prieur de couvent qui s’était attiré son courroux et qu’on dut lui arracher des mains tout meurtri et les vêtements déchirés. S’il était, lui aussi, d’un tempérament batailleur, il avait du moins reçu, et des mains du pape lui-même, la consécration religieuse à Lyon, le 15 janvier 1245. Du reste, la plupart des dignitaires de la cour pontificale, cardinaux ou évêques, choisis eux- mêmes dans le monde féodal, menaient un train de grands seigneurs et ne se montraient pas moins avides de profits. D’après le récit du Franciscain Salimbene (dont le témoignage n’est pas suspect, puisque ce religieux était un ami du pape), un moine de son ordre n’aurait pas craint de reprocher à ces hauts personnages, publiquement et en termes assez vifs, de vivre dans la mollesse et de ne s’attacher qu’à enrichir leurs parents en leur procurant des bénéfices ecclésiastiques. Ils ne furent pas autrement émus de cette algarade. Le haut clergé tolérait alors fort bien, de la part des frères mendiants, ces hardiesses de langage.

Innocent IV n’eut pas moins à se louer de ses rapports avec les chanoines de la cathédrale de Saint-Jean qui partageaient avec l’archevêque de Lyon le gouvernement du diocèse et même la puissance seigneuriale (ils portaient tous, comme l’archevêque lui-même, le titre de « comtes de Lyon »). Le pape avait pu leur imposer un nouvel archevêque qu’ils n’avaient pas eux-mêmes choisi, comme ils en avaient l’habitude, mais qui était du moins pris dans leurs rangs et le plus «noble» d’entre eux. Il disposa aussi fréquemment des bénéfices de l’Église de Lyon en faveur de ses propres parents ou de ses créatures. Pourtant, à cette occasion, le chapitre et l’archevêque lui-même avaient cru devoir donner au pape un sérieux avertissement, lui déclarant que, s’il persistait à pourvoir ces intrus, ils ne répondaient pas de leur vie, et que le peuple pouvait fort bien les précipiter dans le Rhône et les donner en pâture aux poissons du fleuve. Mais le pontife ne se laissa pas effrayer par ces menaces, et les résistances, s’il en rencontra, ne durent pas être vives, puisqu’en sept ans il ne créa pas moins de quarante chanoines ou prébendiers dans le chapitre de Lyon, sans même toujours attendre qu’il s’y produisit une vacance. Ce fut seulement après le départ d’Innocent IV que le chapitre osa adresser une plainte au Saint-Siège à propos de l’installation comme chanoine de Hugues de la Tour ; encore ne faisait-il à ce dernier d’autre grief que de n’avoir pu présenter les lettres monitoires délivrées par le pape ; en d’autres termes, de n’être pas muni de titres réguliers. Innocent IV s’empressa de donner satisfaction aux chanoines et promit de tenir compte, à l’avenir, de leurs coutumes et prérogatives en cette matière. Comment pouvaient-ils manquer de complaisance envers un pape qui avait fait à leur Église le grand honneur de la choisir comme siège d’un grand concile et d’y établir son gouvernement pour plusieurs années ? Innocent IV prodiguait d’ailleurs à la cathédrale de Lyon de précieuses marques d’intérêt. Il tint à en consacrer lui-même le maître-autel. Il contribua à hâter l’achèvement de cet imposant édifice, en accordant des indulgences, plusieurs fois renouvelées et même étendues, aux fidèles qui lui apporteraient leurs offrandes, et en invitant, par circulaires, tous les évêques des royaumes de France, de Bourgogne et même d’Angleterre à publier dans leurs diocèses ces concessions de grâces spirituelles, afin de provoquer les dons par lesquels on pouvait les acquérir.

On ne compte pas, d’autre part, les faveurs collectives ou individuelles attribuées par le pape aux divers membres du chapitre primatial, soit pendant son séjour à Lyon, soit après qu’il eut quitté notre ville : privilèges en matière de justice ou de taxes ecclésiastiques, garanties contre les sentences d’excommunication ou d’interdit qui ne mentionneraient pas un mandat spécial du Saint-Siège; permission exceptionnelle de détenir à la fois plusieurs bénéfices, collation de prébendes à des clercs protégés de l’archevêque ou des dignitaires du chapitre; dispenses des ordres majeurs accordées à plusieurs chanoines; autres dispenses de mariage pour cause de parenté obtenues par des amis de l’archevêque ou par une nièce de l’archidiacre, etc.

Parmi les autres établissements religieux de Lyon qui furent gratifiés de privilèges du même ordre, le chapitre de Saint-Just, qui avait donné asile au pape, fut, comme de juste, le mieux partagé. Lui aussi avait entrepris la construction d’une nouvelle église. A tous ceux qui participeraient à cette œuvre, même aux simples visiteurs de Saint-Just, le pape accorda les mêmes indulgences qu’aux bienfaiteurs et aux visiteurs de la cathédrale. Comme il l’avait fait pour celle-ci, il envoya à tous les prélats l’invitation à publier dans leurs diocèses ses lettres d’indulgences, à faire bon accueil et à donner toutes facilités à ceux qui viendraient, au nom du chapitre, solliciter des dons et des aumônes. Peu de temps avant son départ de Lyon, Innocent IV put consacrer la nouvelle église de Saint-Just. L’obédiencier (ainsi qu’on appelait le premier dignitaire du chapitre) fut promu «chapelain du pape», donc attaché spécialement à la maison pontificale. (Le même titre honorifique échut au chamarier de la cathédrale et à l’abbé d’Ainay). Tout le personnel de Saint-Just, avec ses biens, fut placé sous la protection spéciale du Saint- Siège. En outre, le pape lui fit don des châteaux de Brignais et de Valsonne qu’il avait acquis de ses deniers, à la charge, lorsqu’il mourrait, de célébrer tous les ans un service pour le repos de son âme. L’obédiencier du chapitre obtint pour lui- même le prieuré du Gumières en Forez, cédé par l’abbaye de Cluny sur la demande du pape.

Les chapitres de Saint-Irénée et de Saint-Paul, celui de Fourvière (dans la personne de son chef, le prévôt de Saint- Thomas), les abbayes de Saint-Pierre et d’Ainay ; certaines églises paroissiales, comme celle de Saint-Nizier, qui n’était pas encore élevée au rang de collégiale, et celle de Saint-Michel (dans la personne de son curé) enfin les FF. Mineurs et les FF. Prêcheurs, établis depuis peu dans notre ville, et qui avaient servi le pape avec un zèle tout particulier, eurent également leur part dans cette distribution de grâces pontificales. Peut-on croire qu’Innocent IV se fût montré aussi prodigue de faveurs envers le clergé lyonnais, si celui-ci ne lui avait pas prêté un appui sans réserve et donné à tout propos, au cours de six années consécutives, les preuves de sa fidélité et de son obéissance ?

Mais, après tout, le pape était en droit de compter sur l’absolu concours de l’élément ecclésiastique de la population lyonnaise. Il n’était peut-être pas aussi sûr des dispositions bienveillantes de la bourgeoisie à son égard. Lyon passait, il est vrai, pour une ville fort religieuse, mais où régnait un certain esprit d’indépendance vis-à-vis du clergé, comme en témoigne l’histoire du mouvement vaudois né, vers la fin du XIIe siècle, d’un grand élan de piété et qui avait assez vite glissé au schisme puis à l’hérésie. En outre, le peuple de Lyon supportait impatiemment la domination de ses seigneurs ecclésiastiques. Déjà, à plusieurs reprises, s’étaient produits des mouvements de révolte, apaisés par des concessions opportunes de l’archevêque et du chapitre, et même, à lire de près certains documents, un premier essai d’émancipation politique. Cette dernière tentative ne s’était pas renouvelée. Toutefois, les progrès continus, au cours des deux siècles précédents, du commerce et de l’industrie de notre ville, y avaient amené la formation d’une sorte d’aristocratie bourgeoise, forte de sa richesse, de son groupement en corporations ou en confréries, qui fournissait au peuple lyonnais, à l’occasion, des mandataires officieux pour parler en son nom, soutenir ses revendications et organiser au besoin la lutte contre l’autorité seigneuriale. C’est avec cette classe surtout qu’il fallait compter. Il en sortait, sans doute, le héros de l’anecdote suivante, contée par Mathieu de Paris. Un bourgeois de Lyon, qui se présentait à la porte des appartements du pape à Saint-Just, dans le but d’obtenir une audience du pontife fut brutalement éconduit par l’officier de garde. Rendu furieux par cet accueil, il porta à l’insolent huissier un coup si violent qu’il lui trancha presque la main. Le blessé étant allé se plaindre à son maître, en lui montrant son bras mutilé, Innocent IV demanda que l’agresseur fût puni selon les lois de la cité. Mais l’archevêque Philippe, craignant des désordres s’il cédait aux exigences du pape, sut décider celui-ci à les modérer et à se contenter d’une très légère satisfaction.

Innocent IV était bien obligé de ménager ces riches négociants qui pouvaient lui rendre (et lui rendirent effectivement!) d’importants services (services d’argent bien entendu) en des moments de gêne. Plusieurs d’entre eux, dont les noms figurent dans les conventions passées plus tard entre les bourgeois de Lyon et le chapitre (les Fuer, les Varey, par exemple), obtinrent du pape des faveurs spéciales : dispenses de parenté à l’occasion du mariage de leurs enfants, permission de célébrer la messe dans leur maison, en considération du grand âge de leur mère ou de l’état de santé de leur épouse. L’un de ces Lyonnais est appelé, dans une lettre d’Innocent IV, «notre familier» : il occupait sans doute un emploi dans la cour pontificale. Le pape intervient même dans des procès où des Lyonnais sont engagés, tantôt pour une question d’héritage, tantôt à propos de créances d’un recouvrement difficile, et va parfois jusqu’à mettre les armes spirituelles de l’Église au service de certains d’entre eux contre leurs débiteurs récalcitrants”.

Toutefois, ses faveurs ne sont pas réservées aux seuls notables. La population lyonnaise tout entière y a participé. Au dire de son biographe, Nicolas de Curbio, le pape ne se contentait pas de distribuer des aumônes quotidiennes, mais se livrait de temps à autre à des largesses, dont les FF. Mineurs, qui faisaient partie de sa maison, étaient les dispensateurs, allant chercher les pauvres malades dans les hôpitaux et les misérables jusque dans leurs taudis. D’autre part, les bulles pontificales de protection ou d’indulgences ne s’appliquaient pas seulement à des constructions d’églises, auxquelles le peuple lui-même ne restait pas indifférent, mais aussi à des établissements charitables, comme l’hôpital des Contracts ou de Saint-Antoine, et celui de Saint-Just, et même à des entreprises d’utilité publique, comme celle du pont du Rhône, dont l’entretien, depuis soixante ans peut-être, était confié aux « Frères du Pont» qui l’avaient construit, héritiers ou simplement imitateurs du pieux et légendaire architecte du célèbre pont d’Avignon.

Enfin, parmi les privilèges concédés par le pape, il en est qui intéressent tous les membres de la collectivité lyonnaise : par exemple, l’avantage de ne pouvoir être cités en justice hors de leur ville, ou frappés d’excommunication et d’interdit sans un mandat exprès du Saint-Siège. Leurs personnes, leurs familles et tous leurs biens sont placés sous sa protection spéciale. En portant cette décision à la connaissance de tous les évêques et autres seigneurs ecclésiastiques, Innocent IV les invite, au cas où des citoyens de Lyon traverseraient les lieux sur lesquels s’étend leur juridiction, à veiller sur leur sécurité à l’aller et au retour, à garantir leurs biens, à ne pas permettre qu’ils soient molestés, et à leur faire prompte justice, s’ils ont recours à leur autorité. Ces dernières lignes ne peuvent que concerner les marchands de notre ville et attestent qu’ils se déplaçaient déjà souvent pour leurs affaires. Il semble même que le pape ait favorisé les tendances autonomistes de la population lyonnaise. Ne va-t-il pas jusqu’à déclarer que les gens envoyés en cour de Rome par les citoyens de Lyon pour défendre leurs intérêts, les procureurs de la ville, par conséquent, quels qu’ils soient, seront traités comme s’ils faisaient partie de la maison pontificale et recevront une rétribution ? On dira peut-être que tous ces parchemins coûtaient peu de chose au pontife et que, à part les aumônes qu’il répandait avec tant de générosité, il n’a pas payé bien cher la fastueuse hospitalité qu’il avait reçue à Lyon. Si, par sa venue et son séjour prolongé, il avait procuré à notre ville une illustration nouvelle, beaucoup d’honneur et même certains profits, il lui avait attiré aussi plus d’un désagrément et imposé, surtout au clergé lyonnais, d’assez lourdes charges. Pourtant, à qui est familiarisé avec les mœurs du Moyen Age, où les procès en cour d’Église, surtout en cour de Rome, étaient l’occasion de coûteux déplacements et de frais assez élevés, où, d’autre part, on usait des foudres de l’Église avec une facilité excessive, ces privilèges ne paraîtront pas d’une valeur négligeable. Le nombre de ces actes pontificaux dépasse la centaine, encore ne sommes-nous pas sûrs de les posséder tous. Les dates qu’ils portent s’échelonnent d’une façon irrégulière de 1243 à 1254. Il y en a plus de quarante pour la période comprise entre le moment de l’arrivée à Lyon d’Innocent IV et le mois de décembre qui précéda son départ, c’est-à-dire en six ans ; mais, rien que pour les quatre mois suivants, de janvier à avril 1251, on en compte une trentaine. Il semble qu’à la veille de quitter Lyon, le pape ait tenu à laisser des cadeaux d’adieu à tous ceux qui l’avaient reçu ou obligé.

Les préambules de ses lettres de concessions, quelquefois assez longs, expriment ses sentiments à leur égard et quelques-uns valent la peine d’être cités. Celui de la bulle du 13 février 1251, rendue en faveur des Lyonnais, rappelle d’abord les événements qui ont forcé Innocent IV à chercher un refuge au-delà des Alpes. S’il a choisi Lyon, c’est à cause de ses titres de noblesse, de la pureté de sa foi, de la paix et de l’union qu’on y voit régner, de l’abondance en toutes choses qu’on y remarque, et aussi de la commodité de sa situation, qui le rend accessible à tous ». Après cet éloge flatteur de la ville, vient celui de ses habitants. Le pape vante surtout leur dévouement au chef de l’Église dont ils ont donné des preuves éclatantes. Dans une autre bulle, adressée aussi « à ses chers fils les citoyens de Lyon », il déclare « qu’il gardera toujours au fond de son cœur le souvenir de leur réception ; il tient à leur prouver à son tour la paternelle affection qu’il leur porte, en raison des honneurs et des services qu’ils lui ont rendus ».

Voici encore le préambule des lettres données aux chanoines de Saint-Just : « Le dévouement sans mesure de votre église envers nous et envers le siège apostolique, alors que nous séjournions près d’elle, s’est manifesté d’une si éclatante façon, qu’elle a mérité que nous l’honorions de privilèges exceptionnels, témoignage de nos sentiments intimes. Jamais nous ne pourrons oublier avec quelle vénération elle nous a reçu, de quels soins affectueux elle nous a constamment entouré. Nous conserverons ces choses dans l’écrin du cœur (in scrinio pectoris), si bien qu’en y pensant souvent, nous vous reverrons, vous et votre église, avec les yeux du cœur qui, dans l’éloignement, suppléent à ceux du corps. Elle s’est fait remarquer par son empressement à reconnaître le pontife romain, père et pasteur de tous les fidèles, dont elle s’est montrée la fille très dévouée. Ils sont dignes de notre faveur, les chanoines qui se sont appliqués à nous honorer de toute façon. Aussi est-il juste, à cause de ses éminents services, que nous rehaussions l’église de Saint-Just par des privilèges qui lui fassent honneur ». Malgré quelque recherche dans la forme, le langage du pape témoigne d’une sincère et vive gratitude.

Le moment de son départ était arrivé (on était alors dans la semaine sainte du carême de 1251). Ici encore nous laissons la parole au biographe d’Innocent IV : « Lorsque le bruit s’en fut répandu dans les pays voisins et même plus loin, une telle foule de gens se dirigea sur Lyon que la ville était incapable de les contenir tous; et comme ils demandaient à grands cris à voir le souverain pontife, pour recevoir de lui l’absolution de leurs péchés et le bienfait de sa bénédiction apostolique, il fallut que le pape, accédant par bonté à leur désir, sortît le jeudi saint de la ville et se rendît en pleine campagne. Il prêcha la foule, la bénit, lui accorda des indulgences et, après ces adieux émouvants, revint à Saint-Just pour y célébrer une messe solennelle. L’empereur désigné, Guillaume de Hollande, arrivé récemment d’Allemagne, assistait à cette scène, avec d’autres princes et seigneurs. Dans le cortège, il marchait à la droite du pape, tenant son cheval par la bride. Il entendit son discours que l’archevêque de Trêves traduisit pour les Allemands. Dans la journée, il prit un repas avec le pape, qu’entouraient des cardinaux et de nombreux prélats.

Ce récit d’un témoin fidèle suffit à infirmer la version assez étrange que donne des adieux d’Innocent IV le moine anglais Mathieu de Paris. D’après lui, le pape, trop occupé par ses préparatifs de départ, aurait chargé le cardinal Hugues de Saint-Oier d’haranguer à sa place le peuple de Lyon. Ce personnage, après avoir en termes choisis et fort civils salué la foule au nom du pape et de toute la cour pontificale, aurait terminé son discours par cette déclaration inattendue : « Mes amis, en venant dans votre ville, nous vous avons rendu un grand service et fait une belle aumône. A notre arrivée, nous avons trouvé ici trois ou quatre lieux de débauche ; en quittant Lyon, nous n’en laissons qu’un seul : il est vrai qu’il s’étend d’un bout à l’autre de la ville, du Levant à l’Occident. »

LE DÉPART D’INNOCENT IV (19 AVRIL 1251) ; SES ADIEUX A LA POPULATION LYONNAISE ; SON RETOUR EN ITALIE

Le chroniqueur ajoute que les femmes, venues en très grand nombre pour écouter l’orateur, furent très offusquées par ce langage et que de violents murmures s’élevèrent de la foule irritée. Il est impossible de croire qu’un tel propos, aussi injurieux que grossier, ait été tenu publiquement devant une assemblée convoquée au nom du souverain pontife. S’il ne s’agit que d’une boutade, lancée dans un cercle d’intimes par un moine dépourvu de pruderie, et que justifiait sans doute le désordre moral jeté dans la ville par la soldatesque très nombreuse qui la remplissait, cela n’aurait rien d’invraisemblable. Les chroniques de ce temps, surtout celles écrites par des religieux appartenant aux ordres mendiants, fourmillent de traits du même genre.

Le mercredi qui suivit la fête de Pâques (19 avril 1251), Innocent IV et Guillaume de Hollande sortirent ensemble de Lyon : l’empereur élu retournait en Allemagne, emmenant dans sa suite le cardinal Hugues de Saint-Oier, tandis que le pape reprenait le chemin de l’Italie par la vallée du Rhône. L’archevêque élu de Lyon, Philippe de Savoie, l’accompagnait, comme à son arrivée, avec une forte escorte militaire, ce qui lui coûta encore 3.000 marcs d’argent : au dire de son intendant, ce prélat aurait dépensé en un seul jour, pour la nourriture et la solde de sa troupe, un millier de livres. Parvenu à Vienne, le pape s’embarqua sur le fleuve qu’il descendit jusqu’à la hauteur d’Orange ; de là il gagna Marseille par voie de terre, en passant par Carpentras où l’archevêque prit congé de lui. Le passage du pontife et de son brillant cortège suscitait partout une ardente curiosité. « Tant en Bourgogne qu’en Provence, dit son biographe, les gens affluaient de toutes parts, venus des villes, des bourgades, et même des moindres villages. Une multitude de clercs, de religieux, de laïques, même de femmes et d’enfants, se précipitaient en courant vers le pape, tout haletants d’impatience, tant ils désiraient le connaître ; et s’ils étaient assez heureux pour l’apercevoir, ils l’accueillaient par des chants et des acclamations. Les populations méridionales furent encore plus démonstratives que les Lyonnais.

De Marseille, par la voie maritime, Innocent IV aurait pu atteindre plus vite Rome, qui était le but de son voyage. Mais il avait trop souffert de sa précédente traversée de Cività Vecchia à Gênes, pour reprendre de nouveau la mer. Il préféra gagner l’Italie en suivant le littoral. Il semble, d’ailleurs, qu’il ne fût pas pressé d’arriver à Rome, dont la population lui inspirait toujours quelque crainte. Il s’attarda beaucoup en route, s’arrêtant tour à tour à Gênes, Milan, Ferrare, Bologne, Pérouse, Assise ; il se trouvait encore dans cette dernière ville à la fin du mois de juillet 1252, quinze mois après son départ de Lyon. C’était, visiblement, avec une extrême fierté qu’il « rentrait en triomphateur dans le pays que, sept ans auparavant, il avait quitté en fugitif ». Pourtant la lutte entre le pape et la maison de Souabe n’avait pas cessé. Même après la mort de Frédéric II, Innocent IV poursuivit la guerre contre ses descendants qui tentaient de se maintenir au moins dans l’Italie du Sud : il s’était juré d’exterminer « cette race de vipères ».

Loin de notre ville, qu’il ne devait plus revoir, le pontife n’oubliait pas ses chers Lyonnais et continuait à leur prodiguer les marques de sa bienveillance : le tiers au moins des bulles rendues en leur faveur est daté des années qui s’écoulèrent depuis son départ de Lyon jusqu’à sa mort, qui survint au mois de décembre 1254, après onze ans et demi d’un règne assez court, mais agité et rempli d’événements. Le clergé et le peuple de Lyon, qui conservaient avec tant de soin dans leurs archives les nombreuses lettres de privilèges et d’indulgences dont il les avait comblés, firent preuve à l’égard de leur bienfaiteur d’une froideur singulière. Ils ne paraissent pas avoir jamais songé à fixer par quelque monument, pas même par une relation écrite, le souvenir des années que le grand pape avait passées au milieu d’eux, et du grave événement qui s’était accompli dans leur cité.

Le seul témoignage public de leur gratitude envers Innocent IV consista dans une inscription de quatorze vers latins, depuis longtemps disparue, mais qu’on pouvait lire encore au XVIe siècle sur l’une des tours placées à l’extrémité du pont du Rhône à Lyon. Le texte en a été recueilli par l’érudit forézien Papire Masson. Elle faisait allusion à l’indulgence d’un an et quarante jours accordée par le pape à tous ceux qui contribueraient de leurs deniers à l’achèvement du pont, et avait été probablement composée par l’un des religieux qui travaillaient à sa construction. Le mauvais goût des poètes de l’époque s’y révèle par toute une série de jeux de mots portant même sur le nom du pape. Le plus sagace de nos vieux historiens lyonnais, le Père Menestrier, a eu soin de la reproduire. Mais il a su l’apprécier à sa juste valeur, car, dans un autre endroit de son Histoire civile et consulaire de Lyon, il reproche avec raison à ses concitoyens de n’avoir pas « fait graver sur le marbre ou sur le bronze, pour placer dans leur hôtel de ville », vis-à-vis de la célèbre table de l’empereur Claude, le texte de la plus importante des bulles dont le pape les avait favorisés (nous l’avons citée plus haut), « Mais, dit-il à ce propos, nous vivons dans un siècle où peu de personnes s’intéressent à reconnaître les bienfaits si éloignés. Plus de deux siècles se sont écoulés depuis que ces lignes furent écrites. Les Lyonnais songent moins que jamais à réaliser le vœu de leur auteur, et à honorer par quelque monument public la mémoire du pontife dont la venue et le séjour prolongé avaient valu à leur cité une nouvelle gloire, en fixant sur elle pendant plus de six ans l’attention de tout le monde chrétien.

Du moins ont-ils le devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli l’un des plus brillants épisodes de leur histoire.

Ph. POUZET, professeur honoraire d’histoire au Lycée Ampère de Lyon.
Revue d’histoire de l’Église de France – 1929 –